Il est 2 heures du matin au moment où j’écris ces lignes, et je sors tout juste de sept (7 !) heures à table. C’est une heure bien tardive pour écrire un article, l’estomac plein et des étoiles plein les yeux, mais cela reste le meilleur moyen pour moi de ne rien oublier et vous raconter, au mieux et dans les moindres détails, l’expérience hors du commun que je viens de traverser dans les murs d’Alchemist, le restaurant le plus fou, perturbant et bouleversant au monde.
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À Copenhague, ce ne sont pas les restaurants qui manquent. On dit souvent qu’il faudrait y rester des semaines entières pour avoir le temps de tout goûter, tester et expérimenter, tant l’effervescence gastronomique y est puissante. Alors, il faut faire des choix. Les miens se sont orientés vers quelques incontournables de la ville, un restaurant de poisson imbattable, Kødbyens Fiskebar, un spot à smörrebröd et surtout Alchemist, le mystérieux repaire du chef, prodige et magicien, Rasmus Munk, deux étoiles au Michelin (et bientôt trois ?), où ce dernier repousse chaque jour les limites du réel, du possible et bouscule le monde de la gastronomie telle qu’on la connaît.
Avec le temps, je pensais avoir appris à raconter les épiphanies que j’ai la chance de vivre au restaurant, avec plus au moins de recul et de pragmatisme, afin de pouvoir les partager avec mes lecteurs le mieux possible. D’ordinaire, je prends le temps de me poser, de souffler et de relire mes notes calmement. Mais après ce dîner intense, politique, transcendant et bouleversant qui m’a scotché à table de 17 heures à minuit, sans même m’apercevoir que le temps défilait, il a fallu revoir ma méthodologie.
© Alchemist
Alchemist
Pour raconter Alchemist, il faudra d’abord comprendre ce qu’il est. Pas vraiment un restaurant, pas vraiment une salle de spectacle, peut-être un peu des deux à la fois. Un lieu unique en son genre, caché sous un dôme, lui-même dissimulé dans un immense hangar de vingt-deux mètres de hauteur, animé par une vision profonde et singulière de la gastronomie. Dans la bouche de Rasmus Munk, le chef et fondateur de ce projet, on parle de “cuisine holistique”.
Alors, de quoi parle-t-on ? “De la même manière que les anciens alchimistes cherchaient à fusionner la philosophie, les sciences naturelles, la religion et les arts pour créer une nouvelle compréhension de l’ordre mondial, l’objectif de la cuisine holistique est de redéfinir et d’élargir notre compréhension du concept de restauration, explique le chef Rasmus Munk. La cuisine holistique est par définition à plusieurs niveaux. Elle s’appuie sur des éléments du monde de la gastronomie, du théâtre et de l’art, ainsi que de la science, de la technologie et du design, afin de créer une expérience sensorielle globale et dramaturgique.”
“Les saveurs, les ingrédients de haute qualité, la préparation méticuleuse et le processus de consommation en constituent la base, mais l’expérience est conçue pour s’étendre au-delà de l’assiette, s’infiltrant à la fois dans l’environnement physique immédiat et transcendant le temps et l’espace. La cuisine holistique est destinée à être vécue comme une expérience.”
En somme, une cuisine omnisciente qui explore les moindres détails de sa propre essence et ce qui l’entoure ; qui met au cœur de son ambition et de son âme l’idée d’offrir une expérience totale, unique, inédite et dont on se souviendra toute sa vie. Une cuisine, aussi, qui prend racine dans un tourbillon invisible laissant parler la science, l’éthique, l’art et la morale. Parce que, pour Rasmus Munk, la cuisine telle qu’il la conçoit ne doit pas uniquement nourrir, mais aussi – et surtout – bouleverser, secouer, interroger et faire douter.
Cette remise en question, cette perte de repère, je la vivrai de la première à la dernière seconde de l’expérience, débutée en fin d’après-midi et terminée juste après minuit. Lors de ce dîner, découpé en actes et en scènes comme au théâtre, pensé avec un sens inouï de la dramaturgie, rien n’a été laissé au hasard. Dans cet immense entrepôt, tout a été méticuleusement pensé et millimétré de manière à ce que chaque convive reparte avec la sensation d’avoir traversé quelque chose d’extraordinaire, au sens littéral du terme.
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Me revoilà.
Je reprends cet article quelque temps après mon passage à Alchemist, quelques jours après avoir rédigé ces premières lignes ci-dessus. J’ai essayé de prendre un peu de recul, mais le constat demeure aussi simple que vertigineux : depuis plusieurs jours, je ne pense qu’à ça, ou presque, et je dois reconnaître avoir mis du temps à m’en remettre.
Mais alors, désormais de retour dans mon petit appartement et replongé dans mon train-train parisien, que me reste-t-il de cette folle aventure culinaire ? Le sentiment d’avoir eu une chance inouïe, d’être changé de l’intérieur, en bien, et d’avoir ouvert mon esprit à des limbes encore inexplorées. Si cela vous semble un peu trop spirituel, je vous rassure, ça l’est pour moi aussi, trentenaire pragmatique et cartésien convaincu que je suis.
Ce dîner m’a marqué pour la vie, c’est certain, et m’a fait comprendre, toucher et réaliser, enfin, de manière concrète et palpable, le pouvoir substantiel de la nourriture, et sa dimension universelle, fondamentale et viscérale.
À la fin du repas, un peu confus, je suis allé voir le chef Rasmus Munk pour le remercier. Je n’ai pas trouvé les bons mots sur le moment, alors je lui ai tendu mes notes et lui ai demandé de m’écrire un message – ce qu’il voulait et ce qui lui passait par la tête. En trois petits mots, il a su résumer l’immensité et le doux vertige qui traversait alors ma tête et mon corps tout entier : “Expect the unexpected”.
© Konbini
Si l’on vous laissera la surprise de quelques moments clés de cette expérience, je me contenterai ici de vous présenter et vous raconter l’histoire et la genèse de seulement quelques plats emblématiques du restaurant – tout du moins, ceux du menu que j’ai eu la chance de goûter ce soir-là. [Attention : spoilers à venir sur le contenu du menu]. Une manière de réaliser, vous aussi, que derrière chaque création, ou “impression” comme il aime à les nommer, se cache une lecture à tiroirs multiples : politique, sensorielle, émotionnelle, gustative et réellement immersive.
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Butterfly
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Les papillons ont le privilège d’être plus jolis et davantage ancrés dans un imaginaire enfantin que les insectes. Ils sont donc rarement considérés comme une ressource alimentaire sur laquelle on pourrait s’appuyer dans le futur. Et pourtant, les papillons contiennent presque deux fois plus de protéines que le bœuf et le poulet et pourraient constituer, en soit, une clé pour l’avenir. C’est le postulat de départ qui a servi de réflexion pour ce plat, où des papillons d’élevage sont proposés sur une feuille d’ortie croustillante, elle-même réalisée à partir de jus de chou frisé, de persil et d’épinards, accompagné d’un fromage frais d’ortie.
Voronoi Laksa
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Demandez à un chef avec mille idées à la seconde de reproduire l’un des plats qui l’a marqué en Asie, et précisément en Malaisie, et vous obtiendrez ceci : une réinterprétation (très) librement inspirée de la soupe laksa, ici en version glacée. Celle-ci est pensée avec de la noix de coco caramélisée, de l’ananas, du jus d’habanero jaune, de pâte de crevette, de noix de cajou et du curcuma. Le motif qui le recouvre, blanc et violet, est réalisé par une imprimante spécialisée à partir de chou rouge fermenté. Tout simplement.
The Perfect Omelette
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L’omelette est le plat le plus simple et, dans le même temps, le plus compliqué à réaliser pour un cuisinier. Après des années à s’être cassé les dents dessus en école de cuisine, ou à engloutir de mauvaises omelettes à travers le monde, Rasmus Munk a finalement trouvé un moyen de créer son omelette idéale. Ici, une membrane de jaune d’œuf très fragile, façonnée dans un moule 3D, est remplie de jaune d’œuf et de crème au comté. Le tout, surmonté d’un motif de truffe noire (les petits points noirs, disposés à la pincette) et badigeonné de beurre infusé au poivre noir par ultrasons. Encore au-dessus, presque invisible, une fine tranche de 0,5 mm de papada de porcs ibériques de Joselito. “C’est l’épaisseur optimale pour qu’elle puisse fondre en bouche”, nous souffle le chef.
1984
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Avec un tel nom, difficile de ne pas saisir la référence. 1984 est une création imaginée en écho au célèbre roman dystopique de George Orwell. Dans cet ouvrage, la population est contrôlée et surveillée par une présence omnisciente : Big Brother. L’expression “Big Brother vous surveille” (“Big Brother is watching you”) est ici incarnée par un plat en forme d’œil – qui ne se mange pas. “En lisant le livre aujourd’hui, on y trouve des parallèles frappants et effrayants avec la société d’aujourd’hui, principalement en référence à la collecte d’informations personnelles par le biais des réseaux sociaux ou de divers médias”, dit le chef.
Ici, la pupille de l’œil (la partie comestible, au centre de l’objet) cache des moules fumées, des couteaux de mer, des asperges blanches fermentées et des noix de pili des Philippines. Il est surmonté de caviar, puis enrobé dans un gel composé d’yeux de morue. Cet œil est une reproduction de l’œil de Rasmus Munk en personne, et réalisé par le studio de modélisme danois 10 Tons. Il est composé de multiples éléments en résine peinte à la main et laqué de vernis alimentaire.
Plastic Fantastic
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Plus que créative, la cuisine de Rasmus Munk se veut politique. Avec ce plat, devenu “signature” avec le temps, il pointe la pollution des mers et des océans par le plastique et les microplastiques. Le “vortex” en plastique comestible est fabriqué à partir d’algues et de collagène de peau de poisson. En dessous se trouvent des joues de morue panées en tempura, avec une sauce tartare à base de cornichons en pickles de l’été dernier.
Lithophane
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Pour créer ce plat, Alchemist s’est appuyé sur une technique artistique du 19e siècle: la lithophanie. À l’époque, cela consistait à créer une œuvre d’art gravée ou sculptée en porcelaine, moulée en différentes épaisseurs. Une fois éclairées par l’arrière, les différentes épaisseurs apparaissent sous forme d’ombres formant une image.
Dans son interprétation, les saveurs sont inspirées de l’un des plats préférés de Pablo Picasso : les haricots blancs accompagnés de saucisse catalane. Ici, plutôt que de la porcelaine, le chef utilise une crème de haricots blancs et un moule réalisé à partir de la technologie 3D permettant de créer l’effet et le motif. Le cracker est fabriqué, lui, à partir de graisse de porc épicée au paprika de Troldegården.
Tongue Kiss
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C’est peut-être l’un des plats les connus et emblématiques d’Alchemist, tant son apparence interpelle et surprend. Élaborée par le studio Kapper Creations, cette langue en silicone, moulée à partir d’une véritable langue humaine, entend extirper les convives de leur zone de confort et jouer avec les émotions de plaisir et de dégoût. D’un point de vue technique et gastronomique, la langue est surmontée d’un tartare de bœuf “zéro carbone” d’Eskelyst, de mangue non mûre et de citrons salés.
Food for Thought
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La cervelle d’agneau n’est normalement pas consommée au Danemark. “Généralement, elle est jetée car considérée comme un déchet, ce qui est dommage car elle est considérée comme un mets délicat dans d’autres régions du monde”, regrette Rasmus Munk. Dans cette création, il souhaitait remettre en question cette idée reçue et l’introduire comme la star du dîner. Pour la mettre en valeur, le plat a été pensé à partir de meringue aux cerises fourrée à la mousse de cervelle d’agneau et de gel de cerise, surmontée d’un croustillant de cervelle d’agneau lyophilisé.
Cheers
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En plein cœur du repas, entre mille surprises et artifices, la salle se fige et nous plonge dans le noir. Là, la trentaine de serveurs débarque comme un seul homme dans la salle avec, en main, un cocktail qu’il dépose, à la seconde près, sur la table de chaque convive. Ce cocktail brillant, lumineux, est un breuvage réalisé à partir de noix de coco, de melon, de miel et de citron vert. Il s’inspire de la nature et, surtout, de l’étonnant phénomène de bioluminescence. L’effet lumineux de ces cocktails est, en effet, totalement naturel, grâce à une poudre extraite… de méduse bioluminescente qui s’estompe au bout de quelques minutes.
What came First
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Sur chaque carcasse de poulet dans le monde, environ 30 % de celle-ci n’est pas utilisée et se voit jetée et gaspillée. Alors, ici, Alchemist a décidé de renverser la tendance. “Nous avons désossé la tête de poulet, l’avons cuite à la vapeur et cuite sous pression et enfin badigeonnée de graisse de poulet. Il est associé à des saveurs printanières danoises classiques : fromage fumé, œufs d’ablettes et ciboulette hachée”, confie Rasmus Munk.
Les coquilles d’œufs, par ailleurs, sont une ressource matérielle qui, dans le meilleur des cas, finit sous forme de biogaz, mais elles sont en grande partie jetées dans les décharges. Alors, le restaurant a pensé une assiette à œufs par l’intermédiaire d’un projet de recherche d’un étudiant en design de passage à Alchemist. Il a expérimenté l’utilisation de coquilles d’œufs jetées dans la cuisine pour créer des assiettes pour le restaurant, et ça marche.
Hunger
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Pour ce plat, Rasmus Munk s’est frotté à l’un des plus stupides des paradoxes que notre civilisation laisse perdurer. “La faim est l’un des grands paradoxes de la civilisation moderne puisqu’il s’agit d’un problème qui a déjà une solution. Le remède contre la faim s’appelle la nourriture – et nous en produisons déjà trop. Plus de 800 millions de personnes dans le monde se couchent chaque soir le ventre vide, dit-il. Dans le même temps, un tiers de la nourriture produite pour la consommation humaine est gaspillée, et l’obésité est l’un des problèmes de santé les plus urgents dans le monde occidental“. Ce plat a l’intention d’aborder ce cynique paradoxe, à partir d’une cage thoracique réalisée par l’orfèvre danois Nikolaj Appel, sur laquelle est déposé du lapin “durable” du Danemark.
Wiped Out
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Lorsqu’il était ado, Rasmus Munk appartenait à un “gang de scooters”. Rien de bien grave, juste des gamins qui se retrouvent sur les parkings avant de partir rouler dans des champs. Ce plat est une référence à ces moments de jeunesse, et précisément de la visière de son casque recouverte de terre et… d’insectes. Les insectes, justement, sont au centre de ce plat après qu’il a lu une étude récente selon laquelle les insectes volants auraient diminué de 70 % depuis 1989. En lisant ceci, ce souvenir a également disparu. Fini les insectes écrasés sur la visière… Puisqu’ils n’existent plus.
“Ce déclin est probablement dû à une combinaison de changements climatiques, de pesticides et de perte d’habitats – et nous ne savons pas ce qui arrivera à l’écosystème si des espèces d’insectes cruciales disparaissent”, dit-il. Alors il a imaginé un plat que l’on viendrait déguster sur une petite vitre, à partir de garum de vers de farine collectés dans sa propre ferme d’insectes juste à l’extérieur du restaurant.
Burnout Chicken
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La cuisse de poulet est servie dans une cage dont le diamètre est proportionnellement égal à la surface au sol dont dispose un poulet entier élevé en cage. Et pour manger ce plat, vous devez d’abord libérer le poulet. Cette création est réalisée à partir d’une cuisse de poulet désossée farcie d’un soufflé de poulet et de crevettes parfumé aux épices de curry vert, puis glacée à la pâte de tamarin et roulée dans des crevettes des fjords frites et des pommes de terre soufflées.
Footprint
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Une grande partie des déchets de l’industrie du poulet est constituée de pattes, très appréciées dans les pays asiatiques mais généralement peu acceptées comme aliment en Occident. “Cette impression est un hommage à l’ingéniosité des cuisines asiatiques, et à leur capacité à trouver saveur et texture dans toutes les parties de l’animal”, dit Rasmus Munk. Les pattes de poulet sont cuites sous pression, désossées et enfin cryo-frites et enrobées d’une sauce collante au caramel de poisson aigre-doux. La soupe s’inspire du Tom Yum traditionnel à base de consommé de pattes de poulet, de galanga, de champignons shiitake, de sauce Nam Prik aux crevettes fermentées, d’huile de jasmin aromatique et de fleurs de jasmin.
Eight Layers of Life
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Les huit saveurs de ce plat rendent hommage au fait qu’un seul donneur d’organes peut sauver jusqu’à huit vies. Les principales saveurs que vous rencontrerez sont la cerise, l’olive noire et le poivre noir. On y retrouve aussi de l’hibiscus, du sang de cerf, du cacao, du muscovado et du citron.
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Ma vision du journalisme gastronomique a toujours été, depuis que j’exerce, orientée vers l’idée de mettre en lumière des restaurants, des chefs… mais aussi et surtout ceux qui font vivre cet univers et rendent ces moments possibles. Ceux que l’on voit le plus, mais dont on parle le moins. C’est la raison pour laquelle je tiens à terminer ce récit sur l’une des énièmes, mais sans doute l’une des plus marquantes surprises de cette soirée : Jogile Bulavaite.
C’est la personne qui s’est occupée de nous accueillir, de nous servir, de nous accompagner et de magnifier cette aventure. Arrivée au Danemark en 2010 après avoir grandi en Lituanie, elle est l’une des pierres angulaires du service en salle d’Alchemist. Embauchée au lendemain d’un mail envoyé tard dans la nuit, en 2018, elle n’est toutefois pas que l’âme de ce lieu et garante de la réussite de l’expérience, mais également celle qui a su construire, dans la plus simple, précise et méticuleuse des manières, le meilleur service de toute ma jeune vie de journaliste gastronomique.
Parce que, on ne le rappellera jamais assez : un restaurant, un chef ou juste une réputation ne seraient rien sans des gens comme elle, et la trentaine d’électrons libres qui fusent, brillent et papillonnent dans la salle d’Alchemist chaque soir, plateau entre les mains, pour faire vivre et rayonner ce projet idyllique, féérique et résolument révolutionnaire.
© Alchemist
Ce reportage a été réalisé dans le cadre d’un voyage de presse organisé par Visit Copenhagen et Visit Denmark.