Je suis allé rendre visite aux Troisgros, la “famille gastronomique” la plus célèbre du monde

Je suis allé rendre visite aux Troisgros, la “famille gastronomique” la plus célèbre du monde

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Par Robin Panfili

Publié le

Une virée dans le fief de la dynastie culinaire la plus célèbre de France, et même du monde, où César Troisgros vient de reprendre les cuisines de la maison.

Il y a toujours quelque chose d’impressionnant lorsqu’on s’apprête à franchir la porte d’un restaurant étoilé. Une petite appréhension, un petit nœud dans le ventre, comme lorsqu’on sait que l’on va bientôt vivre quelque chose d’unique. Alors, imaginez-vous ce que l’on peut ressentir avant d’arriver dans l’antre de la famille Troisgros, la dynastie gastronomique la plus célèbre de France, et probablement même du monde.

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Comme pour nous mettre à l’aise et commencer en douceur notre immersion dans ce monument de la cuisine française, nous avons commencé notre périple au bord d’un étang, pour le poursuivre dans un potager, avant de finir par contempler les monts et les collines qui entourent la bâtisse familiale. Et pour cette balade, le guide touristique du jour n’était vraiment pas n’importe qui : César Troisgros en personne, le cadet de la famille. Celui, surtout, qui vient de reprendre les cuisines du restaurant avec la lourde responsabilité de continuer à faire briller la flamme de la maison – et maintenir le record du restaurant le plus longuement triplement étoilé du monde.

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“Voilà, je crois qu’on a fait le tour. Bienvenue chez nous”, conclut-il la visite, avant de passer à table. Ce “nous”, davantage à lire comme une fierté qu’une fatalité, ne le lâchera pas de la balade, comme le symbole de l’âme et de l’aura familiale qui planent sur les lieux. Un “nous” qui résume, en quatre lettres, toute une histoire et un pan entier de la gastronomie française, de son excellence et de son rayonnement. Car si César Troisgros est aujourd’hui présenté comme le garant d’un héritage culinaire et culturel, c’est parce qu’il porte sur ses épaules une mission de taille : perpétuer une lignée, une réputation et une histoire bâties par ses parents, grands-parents et arrière-grands-parents.

Dynastie culinaire

L’histoire de César Troisgros, chef et électron libre de 37 ans, ne peut pas être racontée si l’on ne regarde pas un peu en arrière. Si le nom Troisgros résonne aujourd’hui comme un nom incontournable de l’histoire culinaire française, c’est grâce au travail et au labeur de quatre générations de cuisiniers et cuisinières. Tous ont bâti, avec un style culinaire qui leur est propre, du bistrot à la nouvelle cuisine, un empire gastronomique au fil des époques et des décennies. Tout a commencé à Roanne, en face de la gare, en 1930, avec Jean-Baptiste Troisgros et son épouse Marie, puis avec les Frères Troisgros, leurs fils, Jean et Pierre. Désormais, c’est César, l’arrière-petit-fils, qui a pris les commandes des cuisines, à quelques kilomètres de la gare, à Ouches. Léo, son frère, et Marion, sa sœur, ne sont pas bien loin non plus.

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Alors que le célèbre réalisateur et documentariste américain Frederick Wiseman vient de dédier un long et passionnant documentaire à la maison Troisgros, Menus-Plaisirs, nous avons aujourd’hui la chance et l’honneur de vous raconter, à notre tour, un morceau de ce qui fait la légende et la force de cet établissement séculaire. Parce que si la presse française s’est déjà évertuée à raconter cent fois l’histoire de l’héritage de cette famille pas comme les autres, voici une histoire différente, celle de César Troisgros et de son chemin qui l’amène aujourd’hui à devenir le visage du restaurant familial.

Il faut dire que du chemin a été parcouru par César depuis ses premières années, baignées dans la cuisine et l’univers des toques. Il a fallu se former, s’éloigner pour mieux s’élancer, loin des racines familiales, avec des expériences chez Michel Rostang ou de l’autre côté de l’Atlantique chez Thomas Keller à The French Laundry. Il aura aussi fallu un coup du destin pour précipiter cette histoire déjà écrite d’avance : un départ avorté pour le Japon, fin 2010, qui le prive brutalement de cette envie d’ailleurs. “Je devais partir en stage au Japon, j’avais un visa tout prêt… Mais la veille ou l’avant-veille de mon départ est survenu l’accident nucléaire de Fukushima”, se souvient-il. “On ne savait pas ce qu’il se passait, je ne savais pas trop quoi faire. J’ai reporté plusieurs fois le départ, jusqu’à ce que mon visa expire, sans même y avoir mis les pieds.”

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Liberté totale

Alors, il prend son temps et reste à Roanne, dans le restaurant familial. Il franchit les étapes une à une, sans le moindre soupçon de favoritisme que l’on pourrait s’imaginer : chef de partie, sous-chef, puis le projet de déménagement qui l’amène à réfléchir à son avenir en tant que cuisinier. “On a beaucoup échangé en famille sur cette nouvelle perspective, et j’ai réalisé que je me sentais bien et prêt. Prêt à relever le challenge, car il y avait une histoire à raconter, un héritage à honorer et quelque chose à construire de pérenne. Mais tout ça, c’était à condition que la famille s’investisse moralement de tous bords. C’est ce qui m’a convaincu de me lancer.”

En déménageant à Ouches, dans le nouveau repaire de la famille Troisgros, est née la possibilité pour César Troisgros d’écrire sa propre histoire, certes en lien étroit avec ce qu’il a hérité de ses aînés, mais avec une liberté qui lui permettrait de s’épanouir seul et de déployer ses ailes. La période où César Troisgros validait les plats et les recettes avec son père, Michel, est révolue – ou presque. “Je n’attends plus qu’il soit là, je ne m’accroche plus à ses retours, même si j’écoute évidemment ses précieux conseils avec attention. Mais j’ai désormais une liberté totale et c’est au centre de mon travail et de mon épanouissement en tant que cuisinier”, dit-il. Après tout, on n’efface pas une dizaine d’années à travailler près de son père en un claquement de doigts. “Il sait que c’est le moment de me laisser faire, de me laisser voler de mes propres ailes, quitte à parfois perdre quelques plumes.”

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Dans cette liberté trouvée, César Troisgros a établi une méthodologie de création qui lui est propre. Une construction de plats unique, quelque part entre les vieux grimoires et la R&D, puisant l’inspiration dans les vieilles recettes qui ont la renommée de la maison et dans des techniques nouvelles et puisées dans son répertoire d’expériences personnelles. “Le plus souvent, tout part du produit. On réfléchit à ce qu’on pourrait faire avec, comment on pourrait le cuisiner, le décliner. On épluche les méthodes de cuisson, de conservation, de fermentation, les associations possibles, puis on trouve une piste que l’on explore. Parfois cela donne quelque chose, parfois cela ne donne rien, et parfois le produit est déjà hors saison avant que l’on trouve la formule et la recette parfaites”, sourit-il.

Mais César Troisgros ne croit pas tellement à la fulgurance, à l’idée magique et miraculeuse qui sauterait à l’esprit au lever du lit. “Je travaille comme mon père, dans une incertitude permanente. C’est ce qui me stimule pour avoir de nouvelles idées. Faire, faire, faire, et voir ce que cela donne. L’achèvement de l’assiette vient en premier, et l’esthétique ensuite. On ne part jamais d’un dessin, mais d’une idée.” C’est ce qui donne à son travail une âme que l’on ne peut pas nier : une cuisine lisible, franche, portée sur les acidités, la vivacité, la tonicité. Au détour de la discussion, il en vient à comparer la cuisine à la musique. “Les plus grands musiciens et guitaristes ne sont pas forcément ceux que tu as envie d’écouter vingt fois d’affilée, alors que les Rolling Stones, avec quatre accords, peuvent se laisser écouter en boucle. La cuisine, c’est pareil. Est-ce que tu préfères une prouesse technique qui montrera que tu es fort, quitte à ce que celui qui déguste ne comprenne pas grand-chose à ce qu’il avale, ou que quelqu’un soit happé par la pureté d’une assiette qui lui donnera envie d’en manger une autre ?” questionne-t-il. “Je suis persuadé qu’une cuisine dépouillée est ce qu’il y a de mieux à faire et à offrir.”

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Une cuisine pour tous ?

Cette philosophie l’a mené à réfléchir et remanier l’offre du restaurant triplement étoilé, en s’appuyant sur une idée née à l’époque du restaurant de Roanne, en 2014 : un menu à destination des jeunes de moins de 35 ans. “L’idée était de rajeunir la clientèle et de combattre le cliché des maisons gastronomiques inaccessibles et réservées à une frange de la société. On voulait briser cette idée de pinacle infranchissable et offrir la possibilité à un public curieux de pousser la porte du restaurant.” Et ça marche : de nombreux jeunes s’offrent aujourd’hui une virée chez les Troisgros, pour une belle occasion ou simplement une expérience à vivre une fois dans sa vie. “Mes parents ont toujours eu envie d’avoir des jeunes au restaurant, de le rendre accessible, mais notre façon de faire notre métier reste toutefois très élitiste. On pratique des tarifs qui ne sont pas abordables pour tout le monde, c’est la contrainte de l’excellence, mais on tenait à l’idée de donner envie aux jeunes de s’éduquer un palais par l’œil, les parfums, le toucher… Pouvoir partager ce que l’on fait avec le plus grand nombre est ce qui m’importe en premier lieu.”

Les retours sur ce menu sont dithyrambiques. “Ils ont des étoiles dans les yeux. Ils sont aux anges”, dit César Troisgros. Mais ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un public parfois plus “facile” à séduire que le jeune chef en profite pour se reposer sur ses acquis. Dans le menu dit “de confiance”, le chef s’accorde une liberté totale, et le client, lui, se voit offrir une expérience unique et souvent inédite. “Un service bienveillant, qui se met à la portée de ces derniers, qui les accompagne dans cette première expérience avec décontraction, pédagogie et professionnalisme, de la visite des cuisines au service à table.” Mais alors, que mange-t-on dans ce menu ? “C’est un incubateur des idées et des plats que l’on explore et qui sont en cours d’élaboration qu’il faut bien faire goûter aux clients à un moment. Mais on leur sert pas parce qu’ils ne sont pas bien ou pas encore au point”, sourit César Troisgros, “mais au contraire parce que les premiers retours sont essentiels et que cette jeune clientèle est très ouverte d’esprit”.

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Article rédigé dans le cadre d’un voyage de presse organisé par le bureau de presse Pascale Venot.