On a discuté avec le chef qui cuisine, loin, au bout du bout de Marseille

On a discuté avec le chef qui cuisine, loin, au bout du bout de Marseille

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© Delaney Inamine

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Par Robin Panfili

Publié le

Pêche, cuisine et ode à la Méditerranée : une discussion entre deux services avec le chef Sylvain Roucayrol, à la tête des cuisines de Tuba à Marseille.

Il y a quelques décennies en arrière, c’est ici que vous auriez pu croiser le plongeur Jacques Mayol. Lui qui explorait les fonds marins avec assiduité, en quête de records et de sensations extrêmes, avait fait de ce bout de béton son refuge, au bout du bout de Marseille. Depuis, les vagues et les embruns ont fait leur œuvre et le bout de béton s’est fait une nouvelle jeunesse en devenant Tuba, un hôtel-restaurant planté sur les rochers. Un lieu devenu unique à Marseille, tantôt flatté pour son cadre et son décor, tantôt charrié car prétendument trop “m’as-tu-vu”. Mais s’il est une chose sur laquelle tout le monde s’est mis d’accord, c’est la cuisine et ses assiettes. Pensées par le chef Sylvain Roucayrol, enfant d’une autre Méditerranée, plutôt du côté de la Catalogne française, ces dernières mettent en lumière tout le catalogue iodé des eaux marseillaises et la richesse de son écosystème local. Pêcheurs, mistral et philosophie de la cuisine de la mer, on est allés discuter avec lui entre deux services.

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Konbini | Sylvain, c’est le deuxième été que tu passes à Marseille, dans les cuisines de Tuba, face à la mer. Comment tu t’y sens, personnellement et en tant que chef ?

Sylvain Roucayrol | Comme à la maison et depuis le premier jour. Je crois que ça tient à plusieurs choses, d’abord la simplicité des lieux et les frontières très minces entre intérieur et extérieur. Cette mer qui vient frapper les baies vitrées les jours de grand mistral… Ça force le respect, l’humilité. Et puis l’esprit global de l’adresse insufflé par Fab, Greg, Marion et la team des débuts. Ils m’ont accueilli comme un membre de la famille, m’ont donné les clés, m’ont invité à faire comme chez moi. J’ai toujours adoré cuisiner le poisson, et, après l’avoir beaucoup fait à Paris, c’est vrai qu’avoir la possibilité de diriger la cuisine de Tuba, face à la mer, donne beaucoup plus de sens à ce que je fais. C’est un peu le lieu idéal pour m’exprimer.

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C’est un moyen d’affirmer ta cuisine ?

Plus jeune, je passais mon temps dans l’eau à découvrir les fonds, émerveillé par la faune sous-marine. Rapidement, je me suis retrouvé à être toujours en train de cuisiner du poisson… Alors, le faire dans une ancienne école de plongée, au cœur d’un village de pêcheurs, l’un des derniers dans la région, ça apporte une forme de justesse, presque une justification à cette passion. On m’a donné ici une forme de carte blanche culinaire, et avoir cette liberté d’expression et cette confiance sans cesse renouvelée c’est très rassurant. Après, ça n’est pas non plus une sinécure. Les saisons y sont très intenses et les problématiques techniques y sont nombreuses, mais c’est aussi ce qui fait le charme du lieu : il n’y a pas d’aseptisation, pas de recherche de la perfection chez Tuba. La proximité avec les éléments rend toute quête de contrôle un peu désuète. C’est souvent la nature qui impose son rythme. Nous faisons au mieux avec les fenêtres météo qu’elles nous offrent.

Cette année encore, tu as construit une carte qui met en valeur et qui sublime les produits de la mer et les poissons, pêchés dans la mer qui borde le restaurant. C’était une volonté dès le départ ?

C’était surtout une évidence, là, face à la mer. Comment et pourquoi faire autrement ? Le lien avec la mer est forcément appelé à sans cesse se renforcer. D’abord, c’est, comme je le disais à l’instant, une envie pour moi et l’équipe de Tuba. Et puis c’est aussi une demande de la clientèle, qui est encore certainement due à la proximité du lieu avec la mer.

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À côté du restaurant, il y a le port des Goudes, la mer qui jouxte la cuisine…

Je pense que, quand on voyage quelque part, on a toujours envie de manger les “spécialités” de la région. En Corse, on mange du fromage corse avec de la confiture de figues, et de la charcuterie. Dans le Cantal, à Salers par exemple, on a envie de déguster de la viande locale. Eh bien quand on arrive chez Tuba, il y a ce rapport immédiat avec la Méditerranée qui fait qu’on a envie de cette continuité dans l’assiette. Il y a toujours ce fantasme, “de la mer à l’assiette”. C’est un fantasme qui, aux Goudes, peut devenir réalité. Les pêcheurs locaux sont chez nous tous les matins et les produits sont sublimes.

Quels rapports as-tu noués avec ces pêcheurs, justement ?

J’ai noué de vrais liens, très forts avec les pêcheurs locaux, ils m’apprennent beaucoup sur les espèces, et sur la flore aussi. Ça m’inspire parfois un assaisonnement, un accompagnement ou un dressage. J’aime cette proximité avec eux, j’aime l’idée de faire partie de leur clan, et qu’ils participent eux aussi à l’histoire de ce rocher. En deux ans et demi, j’ai pu lier des relations fortes avec plusieurs pêcheurs des Goudes et de Montredon, qui font que l’équipe en cuisine a toujours des produits d’une fraîcheur exceptionnelle à proposer à sa clientèle. C’est toute la carte qui a ainsi la possibilité de s’étoffer, avec un nombre de recettes toujours plus important que nous pouvons au dernier moment mettre en suggestions si l’arrivage du jour le permet. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir aussi une offre en viandes et en plats végétariens plus riche cette année.

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Sylvain, tu viens du sud de la France, du bord de la Méditerranée, mais pas vraiment du côté de Marseille. Qu’est-ce qui est différent ici, à Marseille, culinairement parlant ?

Mes origines sont catalanes j’ai grandi avec la culture tapas ! Nous passions beaucoup de temps à Barcelone. Tous les produits de base sont globalement similaires évidemment, mais ça n’est pas du tout la même culture. Les oursins par exemple ne se consomment pas en Catalogne. Alors qu’à Marseille les gens en raffolent. Autre exemple, les calamars. Ils sont souvent servis frits et en entrée dans le sud de la France, alors qu’en Espagne on les sert aussi en plat principal, voire à toutes les sauces, en farcis, etc. Donc ce ne sont pas vraiment les produits qui diffèrent, mais plutôt la façon de les proposer, de les préparer et de les cuisiner. Et puis Marseille est aussi située entre l’Espagne, l’Italie, la Corse et l’Afrique du Nord. Je dirais donc que les influences sont encore plus nombreuses, offrant un terrain d’exploration et une acceptabilité plus grande de la part de la clientèle.

Est-ce qu’en arrivant à Marseille, au bord de l’eau, tu as du “adapter” ta cuisine, en comparaison à ce que tu proposais à Paris, par exemple ?

Je me suis d’abord adapté à la philosophie de Tuba, c’est-à-dire une forme de pureté et de simplicité dans l’assiette, tout en proposant des recettes avec du goût et de la variété. Une offre culinaire en accord avec la justesse et l’authenticité du lieu, avec son intemporalité aussi. Des plats réconfortants, des Madeleines de Proust gustatives. La forme aussi est importante, comme elle l’est chez Tuba, où tout a été pensé et choisi le plus précisément possible. La cuisine doit être cohérente avec l’ensemble. Je me suis aussi adapté au microcosme des Goudes et nous n’utilisons principalement que des poissons de Méditerranée, ce qui n’était pas forcément le cas à Paris.

© Florian Touzet

Comment s’adapte-t-on à l’écosystème culinaire de la ville, et aux contraintes du lieu ?

L’écosystème est guidé par trois choses chez Tuba, la pêche locale, le respect et la compréhension du produit, et enfin l’utilisation de poissons nobles ou moins nobles ; l’analyse des envies de la clientèle locale et internationale ; s’intégrer dans l’offre locale de restauration qui est ancrée historiquement dans le port des Goudes. Pour pouvoir exister nous devions nous différencier. Je suis aussi à l’écoute des locaux, ils me prodiguent souvent des conseils et des recettes. Certains poissons par exemple, surtout ceux de petite taille, ne doivent pas être vidés, sinon on perd le goût !

Comment un chef travaille-t-il avec les aléas de la mer et des saisons ?

J’ai un contact journalier avec les pêcheurs. Et le rapport à la pêche se fait tout d’abord par le prisme de la saisonnalité. Les oursins, les huîtres, les langoustes, le poulpe, le thon : à chaque produit sa saison. Certaines pêches sont régulées par des interdictions de prélèvement ou de récolte, que nous respectons à la lettre. D’autres produits, comme le poulpe, même en pleine saison de restriction, sont autorisés aux professionnels. Mais nous avons décidé de ne plus servir de poulpe en été par exemple. Si c’est interdit au public, il y doit bien y avoir une raison ! C’est évidemment celle de la reproduction et de la préservation de l’espèce donc nous jouons le jeu.

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À Marseille, il y a aussi la question des intempéries qui peuvent perturber la pêche…

On s’adapte forcément aux intempéries, oui. Je me souviens qu’un jour, nous avions rendez-vous au port de la Madrague pour récupérer la pêche du jour. En remontant les filets, sur plus de 500 mètres de ligne, il n’y avait que des algues. Le vent s’était levé, les filets avaient dérivé et les pêcheurs, bredouilles, ont passé deux jours à nettoyer leurs mailles. Alors, pour ne pas se retrouver piégés, on a fait un travail de maturation sur le poisson pour le garder le plus longtemps possible. Ça nous demande d’être réactifs et d’effectuer un gros travail de sourcing. C’est parfois la loterie, mais globalement on s’en sort s’il y a un jour de Mistral, par exemple. Mais après trois jours de tempête, quand nos stocks sont vides et que les pêcheurs n’ont rien ramené, alors la carte s’amenuise, et se limite à des loups ou des daurades d’élevage que nous trouvons auprès d’excellentes fermes d’élevage. Mais c’est rare.

Après avoir grandi en Catalogne et deux années à Marseille, est-ce que tu penses être au point sur les richesses des eaux méditerranéennes, ou c’est une science infinie ?

Une vie ne suffirait pas pour tout apprendre, et plus encore. La Méditerranée est une ressource inépuisable – enfin jusqu’à ce que l’homme en abuse, ou oublie – et c’est ce qui la rend, elle et ses produits, absolument fascinante. J’ai découvert des espèces qui m’étaient étrangères jusqu’à présent et j’apprends à les travailler. J’espère pouvoir en inscrire certaines à la carte prochainement.

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Tu peux nous raconter une journée type pour un chef “de bord de mer” comme toi ?

Ce qui est génial chez Tuba, c’est la mer et la lumière qui sont fantastiques. Nager, du moins plonger, avant mon premier café. Généralement très tôt. Et puis accueillir les artisans, producteurs, pêcheurs, discuter de ce qu’ils m’amènent, m’enrichir de leurs anecdotes et puis je m’isole une petite heure, c’est ma concentration. Je briefe ensuite les équipes, on se met en place pour les sauces, les préparations… On est un peu à l’écart de Marseille, notre journée est rythmée par les services/les clients qui mangent et se relaxent sur la digue. Pas grand-chose d’autre finalement. Et puis cette petite baignade l’été pendant la pause, la folie.

Est-ce que tu ressens parfois de la frustration à être autant lié aux produits de la mer au quotidien, avec la carte, les arrivages ou bien c’est un plaisir qui ne s’éteindra jamais ?

C’est et ça restera toujours un plaisir. J’adore ces produits et puis avec la mer en face de nous c’est une évidence.

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Comment vois-tu, d’une manière plus globale et au-delà de Tuba et des Goudes, le changement de paysage à Marseille avec l’arrivée de nombreux “Parisiens” — mais pas que – et l’essor de l’offre culinaire à Marseille ?

Cet essor, il ne faut pas oublier qu’il est aussi dû à des Marseillais qui sont partis pendant des années voire des décennies, à Londres, à Paris, à New York et ailleurs, et puis qui sont revenus à Marseille pour dynamiser la ville avec des idées et des expériences plein la tête. Donc c’est intéressant de voir qu’aujourd’hui ça fonctionne ! Marseille est devenue une des villes préférées des Parisiens alors que l’inverse a longtemps été vrai. Un lien s’est créé entre Marseille et Paris via cette nouvelle scène food, mais aussi grâce à des œuvres audiovisuelles, des films, ou encore la série Marseille sur Netflix. L’art contemporain et l’offre muséale ne sont pas en reste. Il y a une énergie qui attire maintenant le monde entier. De très belles parutions dans la presse, fondatrices, comme celle dans le New York Times, ont attiré bon nombre d’Américains ou d’Australiens. Et c’est très positif évidemment. On ne va pas s’en plaindre. C’est génial.

C’est-à-dire ?

Tant que Marseille reste Marseille et ce pour quoi nous l’avons tous choisi. Je crois à la belle énergie que cela amène, à la créativité et aux portes qui s’ouvrent sur d’autres cultures, d’autres nationalités… L’offre culinaire s’étoffe et c’est tant mieux, encore une fois, il est important qu’elle valorise les denrées et les producteurs locaux, que les chefs arrivants boostent cette économie et soutiennent les artisans. La table est un voyage, et Marseille offre une infinité d’opportunités et d’escales. À nous de les mettre en valeur et de leur offrir des assiettes justes.

Tuba
2 boulevard Alexandre-Delabre (Marseille 8e)
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