Strawberry Girl, Blueberry Milk Nails Girl, Vanilla Girl… Pourquoi TikTok s’acharne à rendre la femme consommable ?

La goutte (de lait) de trop

Strawberry Girl, Blueberry Milk Nails Girl, Vanilla Girl… Pourquoi TikTok s’acharne à rendre la femme consommable ?

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© TikTok

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Par Julie Morvan

Publié le

Ces #Girls ne vous veulent pas que du bien. Décryptage.

La première fois que j’ai entendu parler de la tendance blueberry milk nails sur TikTok, c’était sur une vidéo… qui la critiquait. Je ne savais même pas en quoi consistait cette tendance que déjà, mon algorithme m’en montrait ses limites. Un nouvel exemple de la fulgurance à laquelle ce genre de tendance apparaît puis disparaît. Surtout quand un tel nom incompréhensible, à savoir “ongles au lait de myrtille”, suscite carrément la polémique.

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Mais pourquoi donc ? Elle encourage les gens à tremper leurs ongles dans du jus de myrtille périmé ? À mettre ses rognures d’ongles dans leurs smoothies détox ? À sniffer de la poudre d’ongles avec des myrtilles, comme on faisait avant avec de la porcelaine ? Non, pas du tout. Ce terme désigne tout simplement la dernière couleur de vernis à la mode : une sorte de bleu clair, “bleu fumée” plus précisément, selon le site Encycolorpedia. Pour beaucoup, comme le média Dazed, c’est le rebranding de trop, symptomatique de toutes ces trends pseudo-niches qui réduisent en réalité les femmes à des objets consommateurs… et consommables.

@c.a.i.t.l.y.n on #blueberrymilknails and how identity is shaped by capitalism. to clarify some points: i actually disagree w jia tolentino’s point that people are “too busy” with self actualization - under capitalism, self actualization is reserved largely for those who can afford it, and instead we have to buy cheap substitutes. and why are people *mad* abt blueberry milk nails? probably bc they recognize it as a dumb marketing trick and are placing annoyance with all dumb marketing tricks onto this one. #socialism #feminism #marxism #politics #theorytok #philosophy #corecore ♬ original sound - caitlyn 🌹

Du bleu ? Non, du ✨lait de myrtille✨

Bon, avant de la démonter, intéressons-nous déjà à cette tendance : c’est quoi, le lait de myrtille ? Si l’on en croit Google Trends, le terme a explosé dans les recherches internationales vers juillet 2023, en particulier en Amérique du Nord.

© Google Trends

Sur TikTok, le #BlueberryMilkNails récolte près de 45 millions de vues. La première vidéo référencée sous ce hashtag est celle du compte @babsinails, suivi par plus de 13 000 personnes. Elle met en scène une mini-séance manucure maison avec un vernis bleu clair, sur des ongles impeccables. Le nom de la marque du vernis n’apparaît que quelques secondes, mais suffisamment longtemps pour le remarquer : Mrs Bella.

@babsinails blueberry milk nails 🩵🥛🫐💅🏼 #chromenails #babybluenails #blueberrymilknails #neonail #nailtok #foryou ♬ Barbie World (with Aqua) [From Barbie The Album] - Nicki Minaj & Ice Spice & Aqua

En réalité, cette collection ongulaire est le fruit d’une collaboration entre une influenceuse, @mrsbella, et la marque de vernis Néonail. Et en visitant le linktree dans la bio de notre chère @babsinails, on constate que cette dernière propose justement une farandole de codes promo pour cette enseigne. Gel acrylique, coupe-ongles, embout pour les cuticules… Chaque lien est soigneusement indiqué et veut vous pousser tout droit vers l’achat. Ça alors, quelle belle coïncidence, non ?

Vous commencez à comprendre le ras-le-bol général que provoque le #BlueberryMilkNails ? Comme pléthore de micro-tendances avant elle, elle sert une stratégie marketing et pousse à la consommation. Son cœur de cible : les jeunes filles. Ces fameuses “girls” qui inspirent mille et un hashtags…

#…Girl, un “relatable” très réducteur

L’avantage quand on est une femme sur TikTok, c’est qu’on trouve forcément un contenu fait pour nous. Du moins, c’est ce que TikTok veut nous faire croire. Il suffit de relever le nombre de #…Girl dont la plateforme regorge. C’est tout de même merveilleux : on peut se rêver en #CleanGirl, #VanillaGirl, #DeluluGirl, #BlackCatgirl, #DiorGirl, #TomatoGirl, #StrawberryGirl, #BroccoliGirl ; #LalalaGirl, #OkokokGirl ou #OctoberGirl. Là où il y a un mot, n’importe lequel, un légume, une couleur, un mois de l’année, une saison, il y a une #Girl qui lui correspond.

Merveilleux, non ? Si cette suite de hashtags sans aucun sens vous a donné le tournis, c’est normal. On pourrait se réjouir de toutes ces déclinaisons de persona féminines, de la richesse qu’offrent toutes ces représentations des multiples facettes des femmes – ou plus précisément, des “filles”, parce que c’est plus sympa – sur TikTok. On s’identifie, on relate, on se reconnaît. “En tant qu’êtres humains, on a un désir inné d’appartenir à un groupe social”, explique Shilpa Madan, enseignante assistante de marketing, à la BBC. Quand quelque chose est caractérisé comme un truc de ‘filles’, ça crée tout de suite un lien, ça génère un sentiment de communauté et de sororité partagé.”

Sauf que ces micro-niches nous enferment plus qu’elles ne nous libèrent. Face à ce raz-de-marée de #Girl, se cache surtout l’injonction d’en choisir une pour se sentir légitime d’exister, d’être validée : le “girl” à toutes les sauces est une suffixation abusive, terriblement réductrice, qui minimise la complexité des femmes – au même titre que les #…core ou autres #… aesthetic.

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Des tendances vues au travers du male gaze

Au contraire, avez-vous déjà vu une sélection de vidéos TikTok labellisées #…Boy aussi riche que celles étiquetées #…Girl ? Non. Sur la plateforme, les hommes n’ont pas besoin d’appartenir à une catégorie pour exister. Ce phénomène de micro-niches vise avant tout les femmes. Dans Vox, on parle d’un “essentialisme de genre”, qui sert le patriarcat en décidant ce qui est “féminin” et ce qui ne l’est pas. Une sélection de façade, puisqu’au fond, le mois d’octobre n’est pas réservé aux femmes, au même titre que la vanille ou la propreté.

Toutes ces tendances “n’ont rien de fondamentalement féminin”, assène la BBC. Au fond, elles nous dictent surtout une fois de plus nos actions, notre apparence, voire même notre philosophie de vie, s’incrustant jusque dans nos pensées. Par exemple, la #CleanGirl doit faire du sport, des masques pour le visage, boire des jus détox, se lever à 5 heures du mat’, avoir la peau impeccable. Parce que vous comprenez, avoir de l’acné, c’est “dirty”.

@saintngel why’s so hard to keep on it tho #cleangirl #healthylifestyle #skincare #fyp ♬ I'll Do It (新版) - 绔子一

Elle s’oppose d’ailleurs à la #MessyGirl, tout son contraire. Car en plus de catégoriser les femmes, ces tendances adorent les opposer. Diviser pour mieux régner.

@girls.caxoxo #fy #fyp #cleangirl #messygirl ♬ original sound - ꨄ

Ce phénomène n’a malheureusement pas attendu TikTok. Bien avant, sur Pinterest ou Tumblr, dans la littérature ou le cinéma, le regard des hommes construisait déjà sa propre image d’une femme : la femme ingénue ou la femme fatale par exemple, cite NBC News. En regardant ou en participant à la production de ce type de contenus sur TikTok, nous entretenons ces stéréotypes malgré nous et risquons de devenir nos propres geôlières.

C’est exactement ce qu’écrivait Margaret Atwood dans La Voleuse d’hommes en 1993, m’a rappelé une amie à qui je parlais de ce sujet : “Fantasmes masculins, fantasmes masculins, tout est dirigé par des fantasmes masculins ? Que vous soyez sur un piédestal ou à genoux, tout est un fantasme masculin : vous êtes assez forte pour encaisser ce qu’ils vous infligent, ou bien trop faible pour faire quoi que ce soit. Même prétendre que vous ne répondez pas aux fantasmes masculins est un fantasme masculin : prétendre que vous n’êtes pas vue, que vous avez une vie propre, que vous pouvez vous laver les pieds et vous coiffer sans être consciente de l’observateur omniprésent qui vous regarde par le trou de la serrure, qui vous regarde par le trou de la serrure dans votre propre tête, si ce n’est nulle part ailleurs. Vous êtes une femme avec un homme à l’intérieur qui regarde une femme. Vous êtes votre propre voyeur.”

Je consomme donc je suis

René Descartes se retournerait dans sa tombe s’il apprenait que le doute méthodique laisse désormais la place à l’hyperconsommation frénétique. Revenons à nos petits ongles bleu clair dont nous parlions plus haut. Il suffit de quelques clics pour voir où ces vidéos veulent nous mener : tout droit au cou-couche-panier (d’achat). Une tendance girly”, c’est avant tout un formidable moyen de réunir un groupe de consommatrices potentielles : “Les ‘girls’ vendent bien”, résume Vox.

Qu’ont en commun toutes ces trends ? Elles mettent en avant des persona féminines, qui s’accomplissent à travers des objets de consommation. La clean girl a un gros stock de produits pour la peau dans sa salle de bains, d’outfits à la fois comfy et sportifs… Devenir une #…Girl, peu importe laquelle, ça s’achète. En fond, TikTok entretient une marchandisation de l’identité.

Voilà pourquoi on parle volontiers de girl plutôt que de woman : la girl fait écho à une jeune femme encore en pleine construction. “Les jeunes personnes, surtout les filles, ont un désir d’identité et de communauté”, explique Becky O’Connor, assistante de mode, à NBC News. Nous sommes de plus en plus poussées à acheter des choses et à faire en sorte qu’acheter des choses devienne notre identité.”

Pourquoi la blueberry milk nails girl a donc été si moquée et critiquée sur TikTok ? Car c’était la goutte de trop, le loup dans la bergerie qu’on spotte à 10 000 kilomètres. Avec un rebranding aussi lourd – renommer une couleur pour la rendre plus attractive, c’est un boulot –, personne n’a été dupe, et le lait de myrtille a subi un gros backlash.

@katiehub.org Replying to @katie COMMENT YOUR FAV COLOR DOWN BELOW!!! 💅💅💅 #fyp #nails #cancelled #blueberrymilknails #makeup ♬ original sound - katie

Renverser les mots-dièse

En revanche, bannir à tout jamais les trends ou déclarer la guerre aux hashtags ne résoudrait pas grand-chose. Évidemment qu’il existe des tendances positives, non aliénantes et au contraire, libératrices. Qui n’est jamais tombé sur ces vidéos qui ont aidé des milliers de femmes à assumer leur corps, leur identité, leur religion, leur voix, leur nez, leurs handicaps, leurs émotions ?

C’est le #… Girl, lui, qui est rarement épanouissant. C’est contre ce style de hashtags qu’il faut se mobiliser, quitte à se les réapproprier pour les tourner en dérision comme le font plusieurs créatrices, et toujours conserver un œil critique sur ce que cache une tendance quand elle explose sur TikTok : comment s’adresse-t-elle à nous ? Comme à un individu ou à une simple consommatrice ? Que veut-elle nous faire faire ? Si la plateforme est le champ de tous les possibles, créations comme débats, elle reste cependant un formidable espace de promotion et de publicité. Elles sont simplement mieux cachées. Sauf quand on les fait passer pour du lait de myrtille, ou “à la myrtille”, on n’a toujours pas réussi à trancher.