“Visibiliser toutes les femmes qui sont assassinées” : pour mieux comptabiliser les féminicides, les assos s’organisent

“Visibiliser toutes les femmes qui sont assassinées” : pour mieux comptabiliser les féminicides, les assos s’organisent

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© Elise HARDY/Gamma-Rapho via Getty Images

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Par Tal Madesta

Publié le

Plusieurs associations ont lancé une nouvelle organisation pour recenser les féminicides en France. L’objectif : "Rendre compte de la véritable ampleur des féminicides."

“L’Inter Orga Féminicides [IOF] est un collectif informel ayant pour objectif d’élever le niveau de conscience collective et le débat public autour du phénomène structurel des féminicides, afin de dénoncer et éliminer les violences liées au genre en tenant compte des rapports de domination dans la société.” C’est de cette manière que l’association #NousToutes, en partenariat avec Acceptess-T, Les Dévalideuses, la Fédération Parapluie Rouge et Act-Up Paris, décrit ce nouvel espace collaboratif, dont la création est annoncée en janvier 2023.

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L’officialisation du groupe de travail inter-associatif intervient un an après la publication d’un communiqué de la part de #NousToutes, indiquant que l’association ne se baserait plus sur le décompte effectué par le collectif de référence sur le sujet, Féminicides par Compagnon ou Ex. #NousToutes avait alors précisé suspendre le relais du décompte “dans l’attente de trouver une autre manière de visibiliser l’ensemble des féminicides”.

“Visibiliser toutes les femmes qui sont assassinées parce qu’elles sont des femmes”

À l’origine de cette décision, la volonté de se désolidariser du collectif Féminicides par Compagnon ou Ex, en raison de “propos transphobes” tenus par l’équipe dans un tweet (suspendu par la plateforme), mais aussi de “visibiliser toutes les femmes qui sont assassinées parce qu’elles sont des femmes”, et pas seulement celles tuées dans le cadre conjugal.

Maud Royer, militante à Acceptess-T et membre de Toutes Des Femmes, explique : “On a besoin d’un décompte large pour être précises. Ce qu’il nous paraît important de questionner, c’est le sens que cela a de se limiter à la sphère conjugale, sans même se demander qui on exclut lorsqu’on fait ça.” Mais jusqu’à la création de l’IOF, force était de constater qu’un tel décompte global n’existait pas à l’échelle française, bien que #NousToutes ait commencé dès 2022 à décompter de manière plus inclusive.

L’association Jasmine recense de son côté les féminicides de travailleuses du sexe ; Transgender Europe (TGEU) a créé un décompte mondial intitulé “Trans Murder Monitoring” ; le collectif Féminicides par Compagnon ou Ex liste les assassinats de femmes dans le cadre du couple. “Même en réunissant leurs décomptes, on ratait tous les autres, dont les femmes cis non travailleuses du sexe tuées dans la rue ou les infanticides de petites filles, par exemple”, précise Maud Royer.

La nouvelle méthode de comptage est en cours de création, selon la militante : “C’est notre travail en tant qu’inter-orga de contribuer à l’évolution de cette typologie pour le nouveau calcul. Pour l’instant, nous ne souhaitons pas la rendre publique. On veut d’abord la tester à l’épreuve du terrain afin de voir si notre classification est la plus pertinente pour donner du sens aux statistiques qu’on observe.”

Mutualiser les ressources de comptages

Le groupe de travail indique s’inspirer des typologies qui ont cours dans certains pays ou régions, notamment en Espagne ou en Amérique latine. “En combinant tout cela en plus de notre expérience de terrain, on devrait aboutir à quelque chose d’intéressant”, assure-t-elle. Dans cette perspective, le fonctionnement inter-associatif était incontournable d’après Coline Brou, membre de #NousToutes.

“Quand on a lancé l’initiative, on a immédiatement compris qu’on manquerait d’informations à certains niveaux. Il fallait qu’on mutualise nos ressources avec des collectifs de terrain. Cela nous permet de nous baser à la fois sur les revues de presse, où nous avons des alertes par mots-clés à chaque féminicide, mais aussi sur les données de terrain remontées par les associations. En raison de la marginalisation de certaines victimes, on passe à côté de leurs assassinats, peu relayés par la presse. On a enfin les ressources pour pouvoir faire autrement”, explique-t-elle.

Ce traitement médiatique différencié entre les féminicides conjugaux et les autres n’étonne pas Maud Royer, qui analyse :

“Plus une population est précarisée et discriminée, moins on s’intéresse à ce qu’elle subit. C’est clairement le cas pour les femmes trans et les travailleuses du sexe, qui sont déjà des populations en grande partie ignorées par le regard médiatique et par la société, qui s’accommode de la violence qu’elles subissent.

On peut aussi mettre en cause l’idéologie hétéro-patriarcale qui sous-entend qu’une femme mérite les violences qu’elle subit à partir du moment où elle n’est pas dans l’espace protecteur du couple. Ne compter que ce type de féminicides, c’est porter un discours sur le fait que le couple est censé être un lieu protecteur. Et que hors du couple, les violences seraient plus normales, plus attendues… donc moins révoltantes.”

Ce que confirme le travail de veille médiatique de l’activiste transféministe, laquelle indique “ne jamais avoir vu le terme féminicide utilisé par des journalistes sur un meurtre de travailleuse du sexe ou sur un meurtre dans l’espace public”.

“On fait gratuitement le travail de l’État”

Au-delà des chiffres plus complets qui seront publiés dans les mois à venir et des outils d’analyse qui seront mis à disposition dans leur sillage, la démarche est aussi symbolique pour les associations, si l’on considère les propos transphobes qui ont été tenus par le collectif de référence sur le comptage des féminicides conjugaux.

Maud Royer abonde en ce sens : “On a montré que lorsqu’on a, dans nos espaces militants, des personnes transphobes, racistes, etc., il ne faut pas avoir peur de les exclure et de faire sans elles. Se donner les moyens de travailler autrement pour ne pas légitimer des discours violents dans nos espaces, c’est un très bon message qui a été envoyé. On ne va pas perdre en faisant ces choix, au contraire : on gagne en puissance et en organisation.”

Avec un regret tout de même, comme l’explique Coline Brou : “On fait gratuitement le travail de l’État. Il a l’obligation de fournir les moyens et les outils de lutte contre les violences sexistes en vertu de la convention d’Istanbul. Mais à l’heure actuelle, il ne respecte clairement pas ses engagements.”