La Liste de Schindler : mais au fait, pourquoi du noir et blanc ?

Documentaire

La Liste de Schindler : mais au fait, pourquoi du noir et blanc ?

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Par Antonin Gratien

Publié le

"L'Holocauste était une vie sans lumière" - Spielberg

Créateurs d’univers aux notes enchanteresses, de la résurrection miracle d’espèces préhistoriques à l’arrivée inopinée d’un alien squatteur, Steven Spielberg s’est aussi imposé comme l’incontournable narrateur des tragédies de l’Histoire. Il faut sauver le soldat RyanMunich et, bien sûr… La Liste de Schindler. Longtemps le réalisateur a hésité à porter à l’écran ce récit, axé sur le parcours rédempteur d’un magnat allemand d’abord exploiteur, puis protecteur, de centaines de juifs, où se lit en creux tout le déroulé de la Shoah.

Pour évoquer ce sujet traumatique, l’emblème du Nouvel Hollywood a opéré différents choix artistiques – dont l’usage du monochrome. Une décision a priori surprenante, de la part de celui qui excelle tant à transmettre l’émotion par la couleur, mais justifiée par une prise de position radicale, quant à la volonté de représenter l’Holocauste dans toute son horreur. Éclairages.

L’influence documentaire

Intro du film. Des bougies s’allument, et un homme entonne des chants traditionnels juifs autour d’une tablée familiale lors du Shabbat. Soudain, les flammes vacillent. L’image passe alors du polychromatique à une déclinaison de gris. C’est l’entrée dans l’abîme de la Seconde Guerre Mondiale ; nous sommes en 1939, la Pologne a été vaincue par l’armée allemande, et les juifs du pays sont rassemblés à Cracovie.

Pour raconter leur destin – et celui de toutes les victimes de l’Holocauste -, Steven Spielberg mobilise le noir et blanc. Avec, en tête, l’idée de donner une pâte “documentaire” à son œuvre, en hommage notamment au célèbre Shoah de Claude Lanzmann (qui initiera d’ailleurs une polémique demeurée célèbre, sur l’estimée trivialisation de l’Holocauste par la fiction de Steven Spielberg). 

La plupart des spectateurs de La Liste ne pouvant imaginer le drame des camps concentrationnaires qu’à travers l’archive (en noir et blanc, donc), faire le choix du monochrome était aussi une manière d’ancrer son récit dans un passé “plausible”, identifiable par le public. À ce propos Janusz Kamiński, chef opérateur récompensé par l’Oscar de la meilleur photographie pour ce film, avait expliqué vouloir insuffler une impression d’intemporalité à l’œuvre. De sorte que le spectateur ne puisse pas “avoir d’idée de la date de sa réalisation”

Un choix symbolique – et politique

En somme, le monochrome donnerait une tonalité “réaliste” à l’œuvre – mais pas que. L’usage du noir et blanc avait également une portée symbolique, expliquait Spielberg : “L’Holocauste était une vie sans lumière. Pour moi la couleur est le symbole de la vie. C’est pourquoi un film sur l’Holocauste doit être en noir et blanc”

Raison pour laquelle, lorsque le patron d’Universal a demandé au réalisateur de tourner avec des négatifs couleur pour pouvoir écouler des version VHS sans noir et blanc, Spielberg avait refusé, au motif que le polychromatique aurait pu accidentellement “magnifier les évènements” du récit.

Éviter “l’esthétisation” des persécutions, donc, grâce à un monochrome stricte – enfin, presque. À deux reprises dans le film, le cinéaste glisse une note de couleur parmi cet océan de gris. Il s’agit du rouge du manteau d’une fillette, d’abord aperçu au moment de la liquidation du ghetto de Cracovie, puis durant la séquence où les corps des juifs assassinés durant l’évènement doivent être exhumés et brûlés, sur ordre de Amon Göth, le superviseur du camp de concentration de Plaszów. 

Ces deux scènes se déroulent sous l’œil de Schindler, et servent “d’éléments déclencheurs” à la prise de conscience, par le protagoniste, des horreurs perpétrées par un régime nazi avec lequel il a, longtemps, entretenus des liens de camaraderies. Soudain, celui qui avait fait fortune en exploitant le labeur des juifs pour faire tourner son usine d’émail réalise qu’il peut – et doit – secourir ses employés.

Mais le message de ces incursions vers la couleur a aussi une portée politique, insiste Spielberg, pour qui ces scènes, perçues à travers l’œil de Schindler, symbolisent aussi la longue inaction des États-Unis, face aux persécutions du peuple juif.” C’était aussi évident qu’une petite fille en manteau rouge, longeant une rue – et pourtant rien n’a été fait pour bombarder les lignes de chemin de fer allemandes. Rien n’a été fait pour ralentir… L’annihilation des juifs d’Europe. Voilà pourquoi j’ai laissé ces scènes en couleur”, avait expliqué le cinéaste.

Une fois les Schindlerjuden libérés par les forces russes, La Liste bascule vers le polychromatique lors d’une séquence d’hommage. On y voit les juifs sauvés par l’ancien magnat se rendre, tour à tour, et en compagnie des acteurs qui interprètent leurs rôles, sur la tombe du bienfaiteur. Vert, jaune, rouge… La réapparition soudaine des couleurs dit alors la victoire de la survie. Et l’exploit d’existences qui ont, malgré l’horreur, suivi leur cours.