Le Dernier Tango à Paris : comment son scandale s’est mué en emblème des violences sexuelles liées à l’industrie du cinéma

#MeToo

Le Dernier Tango à Paris : comment son scandale s’est mué en emblème des violences sexuelles liées à l’industrie du cinéma

Non consentie, la scène de sodomie dite "du beurre" hante toujours le 7e art.

Rarement un film aura déclenché pareil torrent d’indignation. Dénoncé par ses détracteurs comme l’étalage d’une infâme débauche pornographique à sa sortie, en 1972, Le Dernier Tango à Paris avait déchaîné une nouvelle bronca, quelques mois avant l’explosion #MeToo. Motif ? L’exhumation de certains propos de son réalisateur, Bernardo Bertolucci, qui résonnaient comme un aveu : à l’insu de l’actrice principale (Maria Schneider), mais avec la complicité de son pendant masculin (Marlon Brando), le cinéaste reconnaissait avoir planifié – sans consentement de la première, donc – le tournage d’une scène de sexe à la brutalité rare. 

Résultat : de vrais larmes sur le plateau tournage, le sentiment d’un viol et une vie ruinée. À l’ère d’une prise de conscience massive autour des mauvais traitements dont sont victimes les femmes dans l’industrie ciné’, ce scandale est rapidement devenu “le” symbole des dysfonctionnements du milieu. Focus.

Dérives d’une “idylle”

Le Dernier Tango à Paris brosse une histoire d’amour pour le moins “torturée”. Paul (Marlon Brando) rencontre par hasard Jeanne (Maria Schneider) lorsque tous deux visitent un appartement, niché dans les beaux quartiers de Paris. Lui : quadragénaire grisonnant, veuf colérique d’une suicidée, et tenancier d’un hôtel “un peu tarte”. Elle : pétulante jeune femme à peine âgée de 19 ans, bientôt fiancée à un homme de son âge, Thomas (Jean-Pierre Léaud).

Tandis qu’ils arpentent le 4 pièces, ce curieux tandem s’adonne spontanément à une sexualité présentée comme incandescente, bestiale. Une règle s’instaure : les amants se retrouveront ici, dans ces 120m², mais sans jamais révéler quoi que ce soit de personnel – surtout pas leur nom. Histoire de cultiver une “bulle”, détachée des fureurs du monde extérieur. Okay.

Parmi les sulfureux “ébats” auxquels s’adonne le duo, il y a des postures acrobatiques. Mais surtout une séquence où Paul plaque au sol Jeanne, puis la sodomise en utilisant une motte de beurre comme lubrifiant. Elle sanglote, tandis qu’il lui intime de répéter des propos nébuleux, aux accents blasphématoires, sur la “Sainte Famille”. 

“Je me suis sentie violée par Brando et Bertolucci”

Une fois sorti, le film est largement classé X à l’international, et interdit de diffusion dans la très pieuse Italie, d’où Bertolucci est originaire. À cause de cette œuvre jugée décadente, le réalisateur sera même déchu de ses droits civiques, puis la justice italienne lui fera écoper, avec ses deux acteurs principaux, et sous la pression du Vatican, de peines de prison avec sursis pour “pornographie”.

C’est dire si le film choque. Par son “immoralité” affichée au format XXL, bien sûr. Paul insulte copieusement le cadavre son épouse, Jeanne rejoint son amant en robe de mariée – et on en passe. Mais surtout, surtout : autorités et publics s’indignent de la séquence dite “du beurre”, qui représente un abus sexuel. À l’écran, comme dans les coulisses des conditions de tournage.

Selon Maria Schneider, ni Bertolucci, ni Brando ne l’auraient prévenue du déroulé de la scène.“Je me suis sentie humiliée et pour être honnête, je me suis sentie un peu violée par Brando et Bertolucci. Après la scène, Marlon ne m’a pas consolée ou même présenté ses excuses”, avait confié l’actrice au Daily Mail, en 2007. Tout en répétant que ses larmes, durant la prise, étaient réelles. Et que la violence de la séquence l’avait précipitée dans l’addiction aux drogues dures.

Malgré les boycotts, le film est salué par la critique. Il est nominé pour deux oscars et rafle, dans la foulée, 186 millions de dollars. Conséquence de ce succès commercial : Maria Schneider traîne son rôle comme un boulet au pied. Les producteurs lui proposent à la pelle des rôles “à la Jeanne” et, un peu partout dans le monde, elle subit des moqueries sur “le beurre”. Ravivant ainsi son plus vif trauma.

“Je ne voulais pas que Maria joue l’humiliation, mais qu’elle la ressente”

2016, quelques mois avant la déferlante du mouvement #MeToo. Alors que Maria Schneider est décédée prématurément 5 ans plus tôt, et que jamais les médias ne s’étaient montré attentifs à ses accusations, une interview de Bertolucci de 2013 ressurgit. Et elle corrobore en tout point la version de l’actrice. Le cinéaste avoue : “après le film, Maria et moi ne nous sommes jamais vraiment revus, je crois qu’elle me détestait. La séquence du beurre est une idée que nous avons eue avec Marlon le matin du tournage (…) j’ai été horrible, parce que je n’ai pas prévenu Maria de ce qu’il l’attendait”.

Regrette-il ? “Non, mais je me sens coupable de ne rien regretter. Lorsque vous faites un film, pour obtenir quelque chose, il faut parfois être complètement libre. Je ne voulais pas que Maria joue la rage et l’humiliation comme une actrice, mais qu’elle la ressente en tant que fille”. Cet argumentaire du cinéaste démiurge, s’autorisant tout et n’importe quoi au nom de “l’art”, n’est malheureusement pas neuf. La “contradiction” supposée entre respect de l’intégrité des acteurs (ou plutôt, des actrices, puisque ce sont majortairement elles les concernées) et aspiration à filmer des émotions “vraies” travaillait déjà l’œuvre de Kubrick (l’interprète de Wendy, dans Shining, poussée à l’épuisement) ou encore Hitchcock (qui a jeté de vrais corbeaux sur l’actrice principale des Oiseaux). 

Mai 68 : une permissivité dévoyée ?

Se passer du consentement de Maria Schneider aurait donc été, selon Bertolluci, la condition sine qua non d’une séquence “authentique”. Mais peut-être que le scandale du Dernier Tango à Paris doit être analysé, aussi, à la lumière d’un certain contexte socio-culturel. Lorsqu’est tourné le film, nous sommes en plein post-Mai 68. L’heure est à la transgression. Et le fameux slogan “jouissez sans entrave” donne alors lieu à un bien cruel dévoiement, selon l’historienne Malka Marcovich qui, dans son livre L’autre héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle, relève : “Les films alors à l’affiche qui font grand bruit mettent en scène l’esclavage sexuel des femmes comme l’expérience absolue de l’émancipation : ‘Portier de nuit’, ‘Histoire d’O’., ‘Le Dernier Tango à Paris’ demeurent les références cinématographiques par excellence”. Bref, au nom de la permissivité des mœurs, on “glamourise” l’abus sexuel. 

Souvent cité, à l’ère post #MeToo, comme l’un des tristes exemples des violences qui traversent l’industrie du cinéma, le scandale du Dernier Tango à Paris devrait faire l’objet d’une mini-série prévue sur CBS, Tango. Objectif : dévoiler les coulisses de 18 mois de tournage à l’extrême pénibilité, en rendant justice à Maria Schneider.

José Padilha, co-réalisateur du show, explique : “Le directeur et les acteurs (du film) ont profité de leur succès, alors que la douleur de Maria a été passée sous le tapis. Je suis déterminé à relater une histoire qui traite de l’éthique de l’art. Un sujet majeur mais malheureusement négligé”. Lisa Brühlman, l’autre co-réalisatrice, abonde en spécifiant que “la voix sera donnée à Maria Schneider”. Prévue pour début 2022, cette série n’a toujours pas vu le jour. On espère que le projet n’est pas tombé à l’eau entre-temps. Et qu’il apportera un éclairage attentif, intransigeant, sur ce qui restera, sans doute, l’un des plus sinistres épisodes du 7e art.