Cannes : Eat the Night, quand romance gay, ecsta et MMORPG font bon ménage

Cannes : Eat the Night, quand romance gay, ecsta et MMORPG font bon ménage

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Par Adrien Delage

Publié le , modifié le

Pour leur deuxième long-métrage, Caroline Poggi et Jonathan Vinel proposent un mélo queer et déchirant, à la mise en scène sensuelle et magnétique.

Au cours du Festival de Cannes, Konbini vous fait part de ses coups de cœur ou revient sur les plus gros événements de la sélection.

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Eat the Night, c’est quoi ?

Présenté à la Quinzaine des cinéastes cette année, Eat the Night est le deuxième long-métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, un duo prolifique déjà à l’origine de la dystopie adolescente Jessica Forever sortie en 2019 en France, et de quelques courts remarqués à l’international (dont Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, primé à la Berlinale). Pour leur nouveau film, le tandem continue leur exploration de la jeunesse queer et des mondes virtuels, cette fois dans l’univers des MMORPG (alors que Jessica Forever proposait une poignée de références à l’œuvre d’Hideo Kojima, dont la saga culte Metal Gear Solid).

Eat the Night s’ouvre dans un jeu vidéo d’heroic fantasy en monde ouvert, Darknoon, dans lequel deux avatars massacrent à tour de bras des armées de monstres. Derrière ces personnages virtuels se cachent un frère et une sœur, Pablo et Apolline, qui ont passé des centaines d’heures et grandi ensemble dans cet univers fictif, livrés à eux-mêmes derrière leur écran d’ordinateur avec l’absence de leurs parents. Mais voyant leur avenir en jeu, Pablo décide de fabriquer et de dealer ses propres pilules d’ecstasy afin de prendre soin de sa benjamine et de les extirper de leur quotidien morose.

Au cours d’une altercation avec un gang rival, Pablo fait la rencontre de Night, un jeune homme dont il tombe instantanément amoureux. Pendant que les deux amants s’éprennent l’un de l’autre et s’enrichissent en prenant toujours plus de risques, Pablo s’éloigne de sa sœur alors que les serveurs de Darknoon vont fermer dans quelques semaines. Si le monde en 3D d’Apolline vole en éclats, elle ne se doute pas qu’en parallèle Pablo et Night sont en danger lorsque leurs concurrents, violents et intransigeants, décident de les menacer et de les traquer pour les écarter définitivement de ce business souterrain.

Pourquoi c’est bien ?

Après deux semaines de Festival de Cannes intenses et frénétiques, où les débats souvent véhéments s’enchaînent sans temps mort autour des films de la sélection officielle, il est bon d’aller prendre l’air dans les compétitions parallèles. Aussi, la sobriété et la sincérité d’un long comme Eat the Night, présenté à la Quinzaine des cinéastes, nous rappelle que, derrière les strass et les paillettes du tapis rouge, se cachent de petites pépites à la saveur singulière et rafraîchissante.

Le nouveau film de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, un mélodrame queer et intimiste, fait clairement partie de cette catégorie. Tourné au Havre, dans des décors périurbains voire provinciaux, un peu à la manière de Nous, les Leroy sorti cette année, Eat the Night est toutefois beaucoup plus sombre et tragique que la dramédie de Florent Bernard. Il met en scène la décrépitude de deux mondes parallèles, celui de Darknoon, virtuel donc, et celui de Pablo (Théo Cholbi), Apolline (Lila Gueneau) et Night (Erwan Kepoa Falé), ancré dans notre réalité.

Pour filmer la déchéance de ces deux univers, Caroline Poggi et Jonathan Vinel proposent une photographie mélancolique, brumeuse, envoûtante, où chaque personnage voit ses repères être bousculés. Apolline s’enferme dans Darknoon, plus que jamais solitaire avec l’absence de son frère et de ses parents. Pablo est vite dépassé par les événements et la violence du monde réel, constamment mise en opposition avec celle exagérée et cathartique des jeux vidéo. Enfin, Night s’impose rapidement comme un chevalier au secours des deux autres, comme s’il manquait volontairement un “k” à son prénom pour former le mot “knight”, la classe de personnages la plus populaire dans les MMORPG du genre.

Le monde de fantasy de Darknoon, crédible et probablement bossé avec un studio de jeu vidéo IRL, convoque World of Warcraft, Elden Ring ou encore Final Fantasy XIV. Les deux cinéastes évitent judicieusement les clichés poussiéreux et nauséabonds liés au monde vidéoludique, Darknoon permettant à Apolline de se rapprocher de son frère mais aussi d’exprimer son talent artistique à travers son avatar. La fermeture inévitable de ce refuge virtuel, presque perçue comme un compte à rebours apocalyptique par la jeune fille, traduit ici sa peur de grandir. Le film revisite le syndrome de Peter Pan avec une certaine émotion et met en parallèle la violence des mondes virtuel et réel, alors qu’Apolline ignore que Pablo prend tous les risques pour l’aider à traverser cette étape de sa vie, mais contrairement à Darknoon, il n’aura pas d’autre vie pour la protéger et vivre son histoire d’amour avec Night s’il vient à tomber au combat.

Eat the Night est traversé par un fort sentiment de nostalgie désenchantée pour les jeunes générations actuelles, celles qui ont grandi voire se sont construites socialement à travers Internet et les jeux vidéo multijoueur. Le film nous ramène, avec une profonde tendresse pour ses personnages, à l’insouciance de l’adolescence, voire à certains traumas comme une forme d’exclusion sociale vécue au collège et/ou au lycée. Dans cet esprit, Eat the Night nous évoque la série Skins, sombre, trash, sur des ados obligés de survivre par leurs propres moyens avec l’absence quasi totale de figures parentales (et particulièrement la relation fraternelle complexe entre Tony et Effy).

Le scénario d’Eat the Night a parfois du mal à recoller les histoires parallèles que vivent Apolline d’un côté et Pablo et Night de l’autre, comme une hydre à deux têtes qui ne parviendraient pas à s’entendre. Le film raccroche laborieusement les wagons lors du dénouement déchirant et doux-amer, qui nous fait oublier ses soucis d’écriture tant l’émotion prend le dessus. Le trio de jeunes comédiens, d’un naturel attachant, suffit à rattraper ces quelques imprécisions narratives et transcende un récit initiatique ultra-moderne et bouleversant, qui risque de vous hanter pendant quelques jours et de vous ramener aux heures les plus mélancoliques de votre adolescence.

On retient quoi ?

  • L’acteur qui tire son épingle du jeu : Le trio principal est super mais on a un petit coup de cœur pour Erwan Kepoa Falé, bluffant de naturel.
  • La principale qualité : La mise en scène hypnotique, bleutée et mélancolique des coréalisateurs.
  • Le principal défaut : Un scénario scindé en deux qui a parfois du mal à s’imbriquer parfaitement.
  • Un film à voir si vous avez aimé : Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Ready Player One de Steven Spielberg, la série Skins de Jamie Brittain et Bryan Elsley.
  • Ça aurait pu s’appeler : Final Fantasy: Darknoon.
  • La quote pour résumer le film : Eat the Night est traversé par un fort sentiment de nostalgie désenchantée pour les jeunes générations actuelles, celles qui ont grandi voire se sont construites socialement à travers Internet et les jeux vidéo multijoueur. Le film nous ramène, avec une profonde tendresse pour ses personnages, à l’insouciance de l’adolescence, voire à certains traumas comme une forme d’exclusion sociale vécue au collège et/ou au lycée”.