Christian Friedel, glaçant chef nazi d’Auschwitz dans La Zone d’intérêt, nous raconte le tournage dingue du film choc de ce début 2024

Christian Friedel, glaçant chef nazi d’Auschwitz dans La Zone d’intérêt, nous raconte le tournage dingue du film choc de ce début 2024

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(© BAC Films)

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Par Arthur Cios

Publié le , modifié le

Tournage à côté du vrai camp, dispositif filmique inédit, improvisation : la recette de ce film culte en devenir est aussi dingue que son résultat.

Le choc de Cannes est enfin en salle. Le nouveau film de Jonathan Glazer (Birth, Under the Skin), La Zone d’intérêt, qui a récolté cinq nominations aux Oscars en plus d’un Grand Prix à Cannes, est un trauma. Un film unique, quasi expérimental, sur le quotidien du commandant d’Auschwitz, vivant avec sa famille un quotidien des plus normaux dans la maison collée au camp pendant qu’en arrière-plan se joue l’Holocauste.

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Terrible, glaçant. En grande partie grâce à la réalisation folle de Glazer, son procédé filmique (on reviendra dessus), mais aussi son casting, avec Sandra Hüller, nommée aux Oscars pour son rôle dans Anatomie d’une chute, mais surtout Christian Friedel, époustouflant en Rudolf Höss.

Il nous raconte ce film et ce tournage hors du commun.

Konbini | Concernant votre relation avec Glazer, avant d’avoir le script, quel était votre rapport avec sa carrière et comment êtes-vous arrivé sur son chemin ?

Christian Friedel | J’ai grandi avec son travail d’une manière, parce que j’étais un immense fan de Radiohead, de Massive Attack, et il a fait beaucoup de clips iconiques des années 1990. Et des publicités aussi. Je me souviens d’être dans mon cinéma, dans ma ville natale de Magdebourg, et il y avait une publicité avec un homme et une femme qui courent à travers les murs et sur les arbres jusqu’à l’espace – c’était pour Levi’s je crois.

Plus tard, j’ai réalisé, quand j’ai reçu cette offre pour ce film (en 2019), en cherchant sur Google le nom de Glazer qui ne m’était pas spécialement familier, dont je n’avais vu que Birth, qu’il était derrière cette pub culte. Et les clips aussi. J’ai regardé Under the Skin pour la première fois du coup, parce qu’il n’a eu qu’une sortie très limitée en Allemagne, et j’étais comme un fou.

J’ai eu à faire une vidéo de moi-même pour expliquer qui j’étais, pourquoi je suis devenu un acteur, sans même connaître ni le rôle ni le script, juste que ce serait pour le nouveau film de Jonathan Glazer. Juste après avoir fait cette “tape” en allemand, parce que je voulais que ce soit naturel, je l’ai rencontré à Londres dans un pub avec son ami et producteur James Wilson. Et il a partagé avec moi sa vision du script, du rôle, quelques rares photos. Dès la première rencontre, il y a eu une connexion entre nous deux. J’ai quitté Londres en espérant avoir le rôle. Ce n’est qu’après que j’ai été casté en duo avec Sandra [Hüller, ndlr], pour voir si ça fonctionnait, si on avait le bon rythme pour les dialogues.

Voilà l’histoire, de ne pas connaître son nom jusqu’à rencontrer le maître en personne.

Avant de discuter de la manière de tourner, qui était assez particulière, le script à proprement parler était-il un texte classique sur la forme ?

Oui, il était classique, grandiose mais classique. Différent de ce qu’on voit dans le film, parce qu’il a changé le script après que l’on a casté Sandra et moi. Il voulait qu’il y ait des dialogues issus de discussions, et il a changé des scènes. Dans le premier scénario que j’ai lu, on se concentrait plus sur Rudolf, et il y avait des scènes dans le camp d’extermination. Au final, il a préféré se concentrer sur le couple et sur l’intérieur de la maison. Par exemple, il y avait une scène où Rudolf a une relation avec une prisonnière. Ça ne fonctionnait pas.

C’est intéressant, parce que quand on a découvert qu’il serait en compétition officielle au Festival de Cannes, on se demandait ce que serait le film, car on ne savait rien à part qu’il s’agissait d’une adaptation du roman du même nom de Martin Amis, qui raconte un triangle amoureux, ce qui n’est pas du tout le film que l’on a eu.

Oui, il a voulu changer parce que c’était important pour lui de pouvoir le modifier avec nous directement, que l’on fasse partie du processus créatif d’une certaine manière. Notre avis comptait beaucoup, et ce que l’on est, notre manière d’être et d’agir aussi. Dans le script original, il y avait une scène où Rudolf est saoul et couche sa fille. Sauf que Jonathan a entendu que je n’ai jamais bu d’alcool de ma vie, et il n’aimait pas que j’aie à imaginer ce que c’est qu’être bourré. Donc il a changé la scène pour que ça me ressemble plus.

Et comme il ne voulait pas faire un biopic, il s’est au final pas mal éloigné du livre, en se concentrant sur la famille tout en nous laissant l’interprétation de ces personnages, qui sont au final le symbole des centaines de personnes qui avaient ce rang dans ce régime politique.

Donc l’approche n’est pas le biopic, c’est plus proche du documentaire…

D’une manière, oui. Son travail en amont était extrêmement précis, basé sur des éléments réels, des souvenirs, des photos. Même la coupe de cheveux ou le costume blanc, ça vient de rares photos qu’il a pu trouver de Rudolf. Glazer était très intrigué par le fait qu’il porte un costume blanc. Tous ces détails étaient extrêmement importants, mais il fallait que ça fonctionne avec notre manière de jouer et d’être. On avait beaucoup de liberté malgré tout ce réalisme.

Il y a plein de choses qui ont été dites sur le tournage du film, sur la manière de cacher les nombreuses caméras dans la maison, le fait que vous étiez seuls sur le plateau car toute l’équipe technique et Glazer lui-même étaient dans une caravane bien plus loin, qu’il n’y avait pas de répétitions et pas mal d’improvisation, que le tournage a duré deux ans…

Alors, c’était cinquante jours sur deux ans, on a eu trois mois en été, un mois en hiver, et quelques scènes additionnelles un an après – ce qui était très bizarre pour moi. L’été, c’était principalement les scènes dans la maison. Le décor était incroyable, la maison était proche de la maison originale et d’Auschwitz. Dans la maison, il y avait beaucoup de caméras, une dizaine. Dans le jardin aussi. Et dans la maison, il y avait des trous pour laisser passer les caméras et les micros. Jonathan le mentionne parfois comme un “Big Brother” [la première émission de téléréalité, qui a donné Loft Story, ndlr] dans une maison nazie, parce que les caméras observent les personnages et ne les suivent pas. Toutes n’étaient pas cachées mais beaucoup, et surtout, on ne savait jamais quel était l’angle principal et quel axe serait potentiellement utilisé au montage.

Et on avait la liberté de faire ce qu’on voulait. Par exemple, il y a cette scène où je descends les escaliers et j’arrive et il y a une surprise pour un anniversaire. Les caméras étaient disposées pour avoir ce parcours-là, de manière anticipée, car il n’y avait pas de techniciens sur place, juste une personne pour s’occuper des enfants et une personne qui nous disait quand ça tournait ou non. Jonathan était effectivement dans une caravane avec dix écrans, avec un casque sur une oreille pour entendre ce qu’on disait et une oreillette qui lui traduisait dans l’autre oreille. C’est fou. Il voyait tous les angles. Mais nous, on pouvait aller d’un point à un autre et décider de changer, car on était sûrs d’être filmés. On n’avait pas à se préoccuper de ça, donc on était comme dans une forme de réalité alternative – ce qui était crucial pour lui. Et le parcours où je descends les escaliers, je crois que j’ai pu proposer plusieurs chemins différents et qu’on n’a pas gardé le tracé initial, par exemple.

Et cette liberté, qui dépasse le cadre habituel de ne pas savoir quand commencer et quand s’arrêter, puisqu’il tournait en permanence, n’est-elle pas trop déconcertante comparé à votre travail d’acteur et vos habitudes sur un plateau ?

Ça, j’ai adoré, justement. Jonathan aime les surprises, et parfois, il jouait avec ça. Il ne s’arrêtait pas de tourner parce qu’il fallait que l’on continue et qu’on dépasse le texte ou qu’on le reprenne. Il y a cette scène de dîner, où nous n’avions pas du tout entendu le “coupez”, donc on a continué. Et d’un coup, j’ai décidé de recommencer mais avec un ton différent. Et tout le reste du casting ne comprenait pas, forcément, mais a dû jouer le jeu et rester dans la tension. J’ai adoré ça. Parfois, tu as la tête trop encombrée avec des détails, des trucs qui parasitent ton jeu parce que tu sais que tu dois aller de là à là en faisant ça. Là, on vivait les situations, on les ressentait. Il ne voulait pas que l’on joue mais que l’on soit.

Vous aviez déjà travaillé avec Sandra sur Amour fou, cela a aidé à mieux pouvoir jouer ainsi ?

On a eu une connexion immédiate, on est devenus amis très vite, et il fallait qu’on se fasse confiance. C’est génial de jouer avec elle car elle n’a pas d’ambition d’être la meilleure, avec un ego surdimensionné. Elle est dans le contact avec l’autre, elle capte l’énergie d’une pièce et s’adapte à toi. Il y a plein de moments où nous ne savions pas si ce qu’on faisait fonctionnait ou pas. Chaque jour de tournage, on dînait ensemble ou on s’appelait à la fin pour discuter de ce qu’on avait fait. Cela nous a encore plus rapprochés. On avait besoin d’être là l’un pour l’autre.

Je ne sais pas si je suis maladroit en posant la question ainsi, mais sentiez-vous une responsabilité supplémentaire à raconter cette histoire, ce personnage, en tant qu’acteur allemand ?

C’est vrai que pour moi, en tant qu’Allemand, quand Jonathan m’a dit qu’il voulait changer l’angle du point de vue des responsables de l’Holocauste, je me suis dit que c’était la bonne chose à faire. Cette famille a été un exemple pour des centaines et des milliers d’autres à cette époque. Et en Allemagne, on a eu beaucoup de conversations dessus. J’ai joué dans quatre ou cinq différents projets en tant que résistant ou Juif fuyant les nazis. Je joue dans Babylon Berlin, Le Ruban blanc, qui n’est pas sur la Seconde Guerre mondiale mais sur les enfants de la Première qui deviendront les bourreaux de la Seconde. Et je pense que c’est tellement important de raconter l’envers du décor, et surtout à Auschwitz.

De savoir que l’on va tous les jours au travail et qu’on réalise la réalité de ce qui s’est passé… Le tournage était si près du camp, on ne pouvait pas ne pas y penser au quotidien. On travaille avec notre langue, notre passé, et maintenant on en parle à travers le monde. La responsabilité est énorme. Mais je pense que ce film n’est pas un exemple que pour les Allemands. Cette noirceur existe malheureusement chez tout le monde, et personnellement, le message de ce film est qu’il faut faire attention du système politique et des décisions que l’on prend.

J’ai lu quelque part que vous étiez en tournée avec votre groupe pendant le tournage, c’est vrai ?

Après le tournage hivernal, on a eu un concert. Littéralement le lendemain du dernier jour. Et l’été d’après, on a fait plusieurs dates. Mais c’était parfait, parce que le groupe est comme une famille pour moi, donc c’était la bouffée d’air frais qu’il me fallait pour chasser ce nazi en dehors de mon corps.

La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer est en salle.