Comment un simple tas de charbon a bouleversé le monde de l’art contemporain

Comment un simple tas de charbon a bouleversé le monde de l’art contemporain

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© Bernar Venet

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le , modifié le

En 1963, Bernar Venet révélait son Tas de charbon. Retour sur l’histoire de cette œuvre d’art qui a marqué le petit monde de l’art.

Il est des œuvres dont il faut avoir le contexte entier pour les saisir. Le Tas de charbon de Bernar Venet fait partie de celles-ci. En 1963, l’artiste a 22 ans et revient de l’armée française après avoir fait la guerre d’Algérie. Installé à Nice, il développe une obsession pour le noir, qui l’habitait déjà depuis 1961, et commence une série de tableaux entièrement recouverts de goudron et qu’il appelle sobrement… Goudron. Ce titre joue avec l’idée d’autoréférentialité, nous raconte l’artiste, car il ne renvoie qu’à la description de l’œuvre elle-même, à rien d’autre qu’à sa propre matérialité.

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Le problème avec le goudron liquide, c’est son odeur. Bernar Venet en étale des coulures à la raclette sur des toiles tenues à la verticale, joue sur les textures et ce que lui permettent les lois de la gravité. Sauf que son atelier empeste. Fort. Particulièrement dérangé par l’odeur, il décide un jour de se balader sur la promenade des Anglais pour aérer un peu ses sinus.

Bernar Venet, Tas de charbon, Musée d’Art moderne et Art contemporain (MAMAC), Nice, France, 1993. (© Muriel Anssens/ADAGP 2023)

Sur la route, il tombe sur un tas de gravier mélangé à du goudron posé sur le trottoir pour réparer un défaut de chaussée. Son esprit ne fait qu’un tour : utiliser du charbon pourrait être la solution idéale à tous ses tracas olfactifs liés au goudron. Il retourne à son atelier et commande immédiatement cinq sacs de charbon auprès des ateliers des décors de l’opéra de Nice.

Ce charbon noir, toujours ce noir qui lui collait à la peau, lui offrait une sobriété qui lui était chère, lui qui refusait les couleurs fantasques très en vogue à cette époque ainsi que les techniques traditionnelles. Quand les tendances imposaient à une majorité d’artistes français·es de multiplier les détails et les aplats de couleurs (comme le fameux bleu Klein), Bernar Venet, lui, ne déposait qu’un seul matériau brut sur le sol ou la toile.

Bernar Venet devant un tas de charbon mélangé avec goudron, avenue Albert 1er, Nice, 1963. (© Philippe Bompuis)

Renversements

Le Tas de charbon est né ainsi, grâce à cinq tonnes de… charbon. Quand Venet l’achève, pas de réactions. Seul·e·s quelques ami·e·s niçois·es connaissent son existence. Dans les années 1960, ce qui vendait, c’était le pop art et le nouveau réalisme, c’était l’extravagance et le figuratif, le minimalisme n’avait pas sa place. Les galeristes refusent de l’exposer et se moquent de son projet : il est hors de question de verser un amas de charbon dans leurs espaces immaculés.

Ce n’est qu’en 1975 que l’œuvre imposante a pu être dévoilée au grand public, grâce à une biographie que Catherine Millet écrivait sur Bernar Venet et à une rétrospective que la galerie Templon organisait en parallèle. Un film est réalisé à cette occasion pour retracer sa carrière et son évolution en tant qu’artiste, notamment vers le noir, le goudron puis le charbon.

Bernar Venet réalisant le Tas de charbon, 1963.

À mesure qu’elle se faisait connaître, son installation entrait dans l’Histoire. Pourquoi ? Parce qu’elle est la première sculpture présentant un simple tas, sans forme spécifique, suivant l’horizontalité toute naturelle de la gravité, contrairement aux sculptures qui s’érigeaient jusqu’ici, selon la tradition, plutôt dans la verticalité. Dans le cadre de sa nouvelle exposition estivale, la Venet Foundation indique :

“Elle est singulière, noire, salissante et industrielle, informe. […] Cette œuvre à la fois simple par sa forme et complexe par les renversements dans la création artistique qu’elle a engendrés est devenue emblématique de la radicalité provocatrice de l’art contemporain. […]

Cette œuvre anticipe dès 1963 le courant ‘Antiforme’ qui se développe quelques années plus tard à New York. Souvent décriée dans les médias, cette sculpture qui introduit les notions de tas et d’horizontalité à l’épreuve de la gravité a été analysée et défendue par de nombreux historiens dans le monde.”

Bernar Venet, Tas de charbon, Institut Valencià d’Art Moderne (IVAM), Valence, Espagne, 2010. (© ADAGP 2023)

Une œuvre-idée

Cette œuvre est un concept mais ne possède pas une matérialité unique : elle peut être répliquée autant que nécessaire, les institutions peuvent en exposer plusieurs versions simultanément et l’adapter à leur espace. Il suffit de commander cinq tonnes de charbon et de le disposer. D’ailleurs, en 1972, Tas de charbon fut achetée par un homme d’affaires français, sauf qu’il n’a pas acquis l’œuvre matérielle, son charbon, son tas, mais l’idée de l’œuvre, à travers une photographie témoin de l’existence de cette création intellectuelle signée par l’artiste.

Près de quarante-cinq musées internationaux l’ont finalement exposée. Et à chaque fois, elle interroge. Est-ce une œuvre d’art ? Est-ce qu’un tas de charbon peut être considéré comme une œuvre d’art ? Qu’est-ce qui fait une œuvre d’art ? Derrière cette sculpture radicale, Bernar Venet ne voit, lui, aucune symbolique. Chacun·e peut y projeter ses angoisses, ses interprétations, ses critiques, car toute création est une “œuvre ouverte”, et c’est Umberto Eco qui le dit.

Bernar Venet, Tas de Charbon, Mücsarnok Kunsthalle, Budapest, Hongrie, 2012. (© György Darabos/ADAGP 2023)

Le matériau fait l’œuvre et lui suffit. Le matériau est l’œuvre d’art, incarne son essence. Jusqu’à aujourd’hui, l’artiste se dit fier de cette œuvre qui l’a propulsé pour la suite de sa carrière. Venet a ensuite enchaîné avec un cycle “monosémique” d’œuvres d’art (qui ne parlaient que d’elles-mêmes) et a exploré de nombreux autres domaines comme la poésie, la musique, la performance, la littérature, la vidéo.

Ses Effondrements ne sont que les héritiers de son Tas de charbon, car ils partent d’un amas de matière, d’un tas, justement, et découlent de ses expérimentations autour du mouvement, de la gravité, du désordre, de la dispersion, de l’imprévisibilité, de la matière et du hasard. Et comme le disait si bien Héraclite, cité dans le livre Bernar Venet — Le Tas de charbon de Bernard Ceysson : “Le plus bel arrangement est un tas d’ordures disposées au hasard.”

Bernar Venet, Tas de Charbon, Busan Museum of Modern Art, Busan, Corée du Sud, 2007. (© Galerie Lumen/ADAGP 2023)

Quatre institutions françaises ainsi que la Galerie Kasmin (New York) ont décidé de célébrer les soixante ans du Tas de Charbon de Bernar Venet : au 109, à Nice, jusqu’au 3 septembre 2023 ; au Château de Montsoreau, du 8 juillet au 6 novembre 2023 ; à la Halle Verrière de Meisenthal, du 2 juillet au 17 septembre 2023 ; et au Musée Fabre, à Montpellier, jusqu’au 31 octobre 2023.