Dans une industrie télé où les hommes monopolisent la parole et les points de vue, certaines voix s’élèvent pour proposer un autre regard sur les femmes.
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Des personnages féminins objectifiés, sexualisés, victimisés… L’industrie des séries télé, dominée par les hommes et pensée pour les hommes, a fait beaucoup de mal aux femmes et à la façon dont elles sont représentées sur le petit écran. Et trop souvent, puisque nous sommes le produit de notre culture, nous n’y prêtons même plus attention.
Mais la contre-attaque est en marche, menée par des showrunneuses de la trempe de Jill Soloway (Transparent) et Jenji Kohan (Orange Is the New Black), ou par des journalistes comme Lili Loofbourow (The Week) et Maureen Ryan (Variety). Nous avons longuement discuté avec cette dernière au sujet du female gaze, une vision révolutionnaire des séries faites par les femmes et pour… tout le monde.
Male gaze VS Female gaze
Depuis que les séries télé existent, elles sont des témoins de leur époque. L’Histoire n’ayant pas vraiment fait de cadeau aux femmes, les séries ont absorbé une forme de sexisme ordinaire qui passe encore, hélas, pratiquement inaperçu. Ceux qui les font sont principalement des hommes qui s’adressent à d’autres hommes ou, le cas échéant, des hommes qui croient donner aux femmes ce qu’elles ont envie de voir. Ça, c’est ce que la féministe anglaise et théoricienne du cinéma Laura Mulvey a appelé, dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema sorti en 1975, le male gaze.
Ce “regard masculin” décrit la façon dont les arts visuels et les médias représentent les femmes du point de vue d’un homme et en font des objets de désir. La critique britannique explique que ce male gaze s’articule autour de trois perspectives : le point de vue de celui qui est derrière la caméra, celui du personnage qui regarde et celui du téléspectateur. Le male gaze érotise l’objet qu’il regarde et la caméra facilite ce regard. C’est à cause de cette vision déformée que les super-héroïnes de comics portent des jupettes qui laissent deviner la culotte, quand leurs homologues masculins ont, quant à eux, droit à des armures qui protègent leurs organes vitaux.
“L’utilisation irréfléchie de ces clichés, c’est la mort de la curiosité, de l’originalité et de la créativité.”
On peut également remercier le male gaze pour l’un des tropes les plus usités des séries et du cinéma : la femme filmée des pieds à la tête, où la caméra impudique devient une extension du regard lubrique du téléspectateur, remontant le long des cuisses, s’attardant sur les hanches, s’invitant dans le décolleté. Celle qui est visée par ce déshabillage n’a pas à consentir : le seul fait d’être présente autorise les hommes à la traiter comme l’objet de leurs désirs.
Nous avons pu discuter avec Maureen Ryan des dégâts causés par le male gaze, ainsi que des séries qui tentent de s’en affranchir :
“Il y a eu beaucoup d’études sur la façon dont fonctionnent les médias sous des régimes répressifs. Entre autres, comment ils ferment et restreignent le nombre de sources d’informations. Je crois qu’à bien des égards, la télévision marche de la même façon : si on ne reçoit qu’un nombre limité de points de vue, alors on ne réfléchit pas à ce qui est laissé de côté.”
Le female gaze serait ainsi, non pas l’équivalent féminin du male gaze, mais un contre-pouvoir. Il n’est pas question d’inverser les rôles et d’objectifier à notre tour les hommes : c’est bien plus respectueux que cela. Là où le male gaze utilise la femme comme un objet et exclut tout autre point de vue que le sien, le female gaze se veut libérateur et inclusif. C’est un regard féministe qui vise l’équité dans une industrie façonnée par les hommes et pour les hommes.
Concrètement, quand Game of Thrones ne perd pas une occasion de nous montrer des paires de seins, c’est du male gaze. Ce n’est pas à destination des femmes, ni des femmes qui aiment les femmes, ça s’adresse uniquement à l’homme hétérosexuel derrière son écran. Quand on nous montre Oliver Queen faire des tractions torse nu à longueur d’épisodes d’Arrow et qu’on nous vend cela comme du female gaze — attention, il y a un piège —, c’est une escroquerie. La majorité de ces scènes, c’est un homme qui les a écrites, un autre qui les a filmées et encore un autre qui a accepté de se laisser contempler alors qu’il est au summum de sa masculinité… Et c’est surtout une bande de mecs qui s’imaginent que ce que les femmes veulent voir, c’est de la barbaque en sueur.
“Le female gaze est une critique culturelle. C’est une machine à créer de l’empathie.” — Jill Soloway
Il y a quelques mois, lorsque nous l’avons interviewée pour la sortie de son livre Sex and the Series, Iris Brey prônait elle aussi le female gaze : “Ça pour moi, c’est peut-être le geste le plus politique que l’on puisse faire quand on représente la sexualité féminine : de ne plus les représenter comme des objets mais de voir le corps de la femme comme sujet et de voir l’acte à travers leur perception des choses.” Ce que dénonce aussi le female gaze, par extension, c’est la façon réductrice de représenter le désir masculin, souvent résumé à des plans sur les seins, les fesses et… c’est à peu près tout. Donc messieurs, souvenez-vous que le male gaze vous fait aussi passer pour des bœufs !
Une machine à déformer l’image des femmes
La série qui s’est le plus retrouvée sous le feu des critiques pour son sexisme décomplexé ces dernières années est sans conteste Game of Thrones. Bien sûr, les téléspectatrices y retrouvent des personnages féminins complexes avec de vraies trajectoires d’héroïnes, mais elle est avant tout le terrain de jeu des hommes hétérosexuels. La “sexposition” systématique et la fétichisation du viol est un rappel que non, les téléspectatrices ne sont pas les bienvenues, elles ne sont pas invitées à jouer — ni à jouir, d’ailleurs — comme le sont leurs camarades du sexe opposé.
“Je suis blasée de voir des paires de seins, de fesses, puis de seins, puis de fesses tout en intégrant que tout cela ne m’est pas destiné. Je suis libre de les regarder, mais ce n’est pas à moi que les auteurs pensaient quand ils ont mis ça là”, raconte Lili Loofbourow dans un passionnant article intitulé : “Game of Thrones fails the female gaze : Why does prestige TV refuse to cater erotically to women ?“
Pour preuve, l’absence quasi totale d’une nudité masculine frontale, l’ultime tabou qui risquerait de faire fuir le public mâle hétéro, alors que plus personne ne s’offusque d’une main coupée, d’une tête qui roule au sol ou d’une paire d’yeux qui explose. Dans une enquête réalisée pour Variety en juin 2016, la journaliste Maureen Ryan révélait que 80 % des showrunners des séries lancées sur la saison 2016-2017 sont des hommes. Et parce que ces hommes aussi sont le produit de leur culture, ils répètent, parfois inconsciemment, des schémas que l’on a vus un million de fois et positionnent, de facto, les femmes en marge de l’expérience télévisuelle. Celles qui sont à l’écran, mais aussi celles qui regardent.
La banalisation de la violence envers les femmes
Si la télévision exclut les femmes, le male gaze leur porte aussi préjudice d’une façon bien plus pernicieuse. Quand la mort d’un personnage féminin devient “le crime de la semaine” sans que plus personne ne s’en offusque, il est temps de tirer la sonnette d’alarme et d’arrêter de se cacher derrière l’argument selon lequel “ce n’est que de la fiction”. Le male gaze a fait des scènes de viol un fond de commerce. En septembre dernier, lors du TIFF (le Festival international du film de Toronto), Jill Soloway, la showrunneuse de Transparent et militante féministe, proposait une réflexion autour de cette idée aussi révolutionnaire que nécessaire : le female gaze.
“Je suis fatiguée de voir des hommes hétéros, cis et blancs mettre en scène le viol.”
En l’espace de deux semaines, deux séries de network plutôt inoffensives, Lucifer et Lethal Weapon, toutes deux sur FOX, lançaient leur épisode avec le massacre d’une femme pour démarrer l’intrigue. Ce trope est tellement utilisé qu’il a un nom, initialement tiré des comics : “Woman in the refrigerator.”
“C’est un cliché qui fait tellement de dégâts. Il reflète tellement l’état d’esprit de la série qui l’utilise envers les femmes, mais pas seulement : c’est aussi très mauvais pour les hommes. Donc attendez, la seule façon pour un homme de ressentir des choses c’est si une femme proche de lui meurt ? C’est quoi votre idée de la masculinité ? Les hommes ne pourraient-ils pas être motivés par, je ne sais pas, la loyauté, l’amitié, des aspirations personnelles ou un million d’autres choses ?”, nous dit Maureen Ryan, très remontée sur la question.
Ceux qui pleurent la mort de leur liberté d’expression dès que l’on dénonce des discours discriminatoires ou à chaque fois que l’on réclame le retrait de publicités misogynes ignoreront toujours l’impact de telles images. En tant que femmes, nous avons fini par intégrer cette terrifiante notion selon laquelle, quand nous ne sommes pas des faire-valoir pour le héros, nous faisons des victimes idéales à la télé. Que notre mort et notre viol sont un divertissement comme un autre, qui sert de motivation au premier rôle masculin pour venger notre honneur (et le sien au passage, puisqu’apparemment, ce serait lié). Dans un article récent, Maureen Ryan dénonce cette pratique devenue douloureusement banale.
“La télévision n’est plus un lieu sûr pour les femmes. Il ne fait aucun doute que le viol est l’un des ressorts dramatiques les plus fréquemment utilisés sur le petit écran.”
Même Outlander, saluée pour son utilisation du female gaze, pose problème dans la description du viol ou de l’agression sexuelle et de leurs conséquences. D’un côté du spectre, nous avons notre héroïne, Claire, qui est à de nombreuses reprises à la merci des hommes qu’elle croise, menacée de viol ou agressée sexuellement.
La série ne s’appesantit pas sur les répercussions d’un tel traumatisme, banalisant de fait la position de victime perpétuelle des femmes face à ça. De l’autre côté du spectre, le supplice de Jamie, qui ajoute la torture physique et psychologique au viol, dure un épisode entier, insoutenable, et les conséquences se faisaient encore sentir dans la saison suivante. Maureen Ryan a partagé avec nous son sentiment sur cette série, dont elle a pourtant plusieurs fois célébré le female gaze :
“Claire est décrite comme une survivante, et au bout d’un moment c’en devient surréaliste : elle a été sexuellement agressée à maintes reprises et elle devrait à chaque fois encaisser et passer à autre chose ? C’est un problème.
Outlander a beaucoup trop de viols et d’agression sexuelles, c’est ridicule parce qu’on a l’impression que c’est devenu leur carte joker, à certains points, dès qu’ils veulent réinjecter un peu de drama. La série vaut tellement mieux que ça ! Mais elle se repose beaucoup trop sur ce trope.”
Outlander a le mérite de s’attaquer à un sujet tabou, le viol des hommes, très rarement évoqué et le fait avec une infinie justesse. On aurait simplement souhaité qu’elle aborde le ressenti de Claire avec le même soin. Dans bien des séries aujourd’hui, le viol est devenu le parfait artifice sur lequel vont se jeter un peu trop facilement les scénaristes masculins, sans présager le traumatisme que de telles images peuvent faire remonter à la surface.
Game of Thrones est souvent épinglée pour son utilisation excessive ou fétichisée du viol. Mais c’est, hélas, un fait que les fans de la série ne veulent pas entendre. Peut-être seront-ils plus réceptifs face à ces quelques chiffres, récoltés sur le Tumblr Tafkat Fanfic, qui répertorient minutieusement le nombre de viols de la saga : pour la série seule, pas moins de 50 viols ont été comptabilisés à ce jour, et 29 victimes. Le viol de Daenerys a été vite oublié pour laisser place à une romance éternelle entre elle et Drogo. Idem pour celui de Cersei par son frère, qui a immédiatement été dédramatisé. Pour beaucoup, dont une bonne partie de la production, même si Cersei dit non à plusieurs reprises, c’était un acte passionnel et consenti.
“Les femmes sont habituées à voir des images déformées d’elles-mêmes que leur renvoie le male gaze.” — Jill Soloway dans Ms. Magazine
Et non, ce n’est pas “l’époque qui veut ça”. C’est le scénariste ou l’écrivain qui veut ça. Ce sont eux qui choisissent de nous montrer cet aspect de leur histoire, tout comme ils décident de faire exister en ce monde des dragons et des Marcheurs blancs. Il ne s’agit pas de ne plus jamais filmer le viol, bien entendu, mais d’exiger que celui-ci ne soit plus traité à la légère. L’un des rares contre-exemples est la série Jessica Jones, qui n’a pas besoin de montrer le viol subi par l’héroïne mais prend le temps d’en montrer toutes ses conséquences.
C’est aussi ça, le female gaze : permettre aux femmes de s’exprimer sur leurs traumatismes et de mettre en scène ce qu’elles connaissent. Dans Jessica Jones, le male gaze est représenté par Killgrave, qui est outré à l’évocation du mot “viol”, lui qui pensait que Jessica et lui prenaient simplement du bon temps… L’héroïne, quant à elle, revendique le droit de lui cracher sa douleur au visage et de verbaliser son agression. Et ça, c’est déjà révolutionnaire en soi.
Le female gaze en action
La contre-attaque est heureusement en marche et elle s’illustre de plus en plus dans les séries. Game of Thrones — encore elle — est bien consciente des critiques à son égard. Tantôt elle s’en offusque, d’autres fois elle s’en fout. Une fois pourtant, elle a proposé d’inverser les points de vue. Dans une scène de l’épisode 7 de la saison 4, Daenerys ordonne à Daario de retirer ses vêtements. Il s’exécute et ce qui suit est plus captivant que n’importe quelle autre acrobatie sexuelle de la série. La caméra se pose sur son corps nu, de dos, et l’on aperçoit Daenerys dans le champ, buvant son vin et admirant la vue.
Dans son article pour Salon, Lili Loofbourow explique que cette scène, qui l’a prise au dépourvu, lui a rappelé à quel point il était rare “d’être invitée, en tant que femme, par la caméra à regarder un homme nu de façon explicitement érotique”. Le female gaze aide donc à mieux représenter les personnages féminins dans les séries, mais aussi à prendre en compte les désirs des téléspectatrices — et des téléspectateurs, puisque le female gaze est aussi une invitation à mieux représenter et considérer le plaisir visuel des LGBTQ.
La télévision commence seulement maintenant à s’intéresser au plaisir féminin, dans toute sa variété. Face à ce progrès, certains showrunners ont également décidé que le règne du male gaze avait assez duré et se dressent désormais contre ces pratiques. Parmi eux, Bryan Fuller, créateur d’Hannibal et de l’adaptation d’American Gods : “Je pense personnellement que ça [le male gaze] entache une histoire […]. Les États-Unis ont une attitude vraiment malsaine quand il s’agit de sexe et de sexualité.”
Il faut dire qu’en tant qu’homme gay, le male gaze l’exclut aussi de son prisme, tandis que le female gaze lui offre une infinité de regards. Mais s’il y a bien une série qui s’est illustrée dans l’exercice du female gaze, à défaut d’avoir su traiter le viol comme il se doit, c’est Outlander.
Dans un épisode mémorable de la saison 1, auquel Maureen Ryan a consacré un article, l’héroïne Claire et son amant Jamie se découvrent lors de leur nuit de noces. La série, tirée des livres de Diana Gabaldon, est showrunnée par un homme, Ronald D. Moore, qui, à l’instar de Bryan Fuller, a toujours privilégié cette approche.
“C’est un showrunner très puissant, il aurait pu faire n’importe quoi après BSG et il a choisi l’histoire d’un personnage féminin, qui est sexuellement épanoui. Cette sexualité n’est jamais dépeinte comme quelque chose de honteux ou destiné à être puni.
Il a fait un choix conscient quand il a décidé qu’une femme écrirait l’épisode du mariage dans Outlander et qu’une autre femme le réaliserait. Il a dit à ses équipes : ‘Je veux que vous montriez la sexualité telle qu’elle apparaît dans la vraie vie. Évitez les clichés que vous avez vus un million de fois avant'”, nous dit Maureen Ryan.
Il revient donc aux gens de l’industrie et aux médias de prendre conscience de ce problème et de faire entendre leur voix en dénonçant les séries qui abusent de ces clichés, et en valorisant celles qui ont décidé de s’en défaire pour de bon.
Parmi elles, Orange Is the New Black, qui représente des personnages féminins de toutes les origines, aux physiques différents et aux sexualités variées. De la plus inclusive des façons, la série de Jenji Kohan nous dit que toutes ces femmes méritent notre intérêt. Dernièrement, la discrète mais non moins importante Sweet/Vicious sur MTV a choisi pour héroïnes deux étudiantes et justicières badass qui organisent des expéditions punitives envers les violeurs sévissant sur leur campus. Le female gaze, c’est aussi de montrer que la peur peut changer de camp.
Mais la télévision étant le reflet de son époque, l’élection de Donald Trump aura-t-elle un impact créatif sur les séries ? Provoquera-t-elle un repli, menaçant ainsi les avancées accomplies grâce au female gaze, ou au contraire un élan progressiste ? Maureen Ryan, bien qu’elle admet être “effrayée”, veut y croire :
“Certains aimeraient que l’on retourne au statu quo du passé. Et vous savez quoi ? Non. On refuse. Supergirl, The Flash, Black-ish, Fresh off the Boat, Brooklyn Nine Nine… Ce ne sont pas des shows élitistes ou exigeants, ce sont des séries mainstream qui ciblent tous les Américains. Et elles ont plusieurs personnages gays, plusieurs hommes et femmes de couleur et le point de vue n’est pas systématiquement celui d’un protagoniste masculin et blanc. Et ça marche ! Je crois que c’est ça le futur.”