Jaunisse et cannibalisme : quels secrets renferme Le Radeau de La Méduse ?

Jaunisse et cannibalisme : quels secrets renferme Le Radeau de La Méduse ?

Image :

© Théodore Géricault/Musée du Louvre, Paris

On décrypte pour vous le tableau de Théodore Géricault, Le Radeau de La Méduse, "allégorie du cannibalisme politique napoléonien et de l’empire colonialiste-esclavagiste".

Sa jaunisse en fit un modèle du Radeau de La Méduse : près de 200 ans après la mort du peintre Géricault, un portrait de Théodore Lebrun éclaire d’un nouveau jour le célèbre tableau. Ami intime de Théodore Géricault et lui-même peintre dont le père, Tondu-Lebrun, signa l’ordre d’exécution du roi Louis XVI, Théodore Lebrun posa à plusieurs reprises pour la réalisation entre 1818 et 1819 du Radeau de La Méduse, l’une des stars du musée du Louvre avec La Joconde.

À voir aussi sur Konbini

Lebrun raconte, dans une lettre adressée au premier biographe de Géricault, qu’exilé dans une auberge de Sèvres où il se remet d’une jaunisse, il croise Géricault qui “cherche partout de la couleur de mourant” et le “trouve beau”. Le document, daté de 1836 et bien connu des spécialistes, est “l’un des premiers et rares témoignages sur Géricault”, souligne Bruno Chenique, docteur en histoire de l’art, spécialiste de Géricault, “qu’Aragon présentait comme le James Dean de la peinture”, dit-il.

L’acteur est mort à 24 ans dans un accident de voiture, Géricault à 32 ans d’une chute de cheval. Lebrun, trentenaire, révèle comment Géricault réalise dans cette auberge, à son chevet, les premières études pour la figure du père qui soutient le cadavre de son fils au premier plan gauche du célèbre radeau.

Une fois remis mais encore faible, il se rendra dans l’atelier de Géricault à Paris où Le Radeau est en cours de réalisation et où le peintre fera son portrait, mis aux enchères par la maison Osenat à Fontainebleau. “Il nous éclaire sur le processus de création du Radeau de La Méduse, à un moment où Géricault fait venir tous les modèles célèbres et ses amis pour poser, dont le jeune Eugène Delacroix”, explique M. Chenique.

Théodore Géricault, Le Radeau de La Méduse, 1818-1819. (© Musée du Louvre, Paris)

Scandale

La vie privée de Géricault, issu d’une famille aisée rouennaise, a “fait scandale suite à sa liaison avec sa tante par alliance et un enfant illégitime”. Les “querelles de ses descendants pour récupérer sa fortune” expliquent en partie l’absence d’un fonds d’archives sur le peintre dont l’œuvre reste “éparpillée dans le monde”, relate le spécialiste.

Mais c’est aussi en raison du “caractère politique” des œuvres de cet “anti-napoléonien, volontairement passé sous silence par des générations d’historiens de l’art conservateurs”, estime celui qui lui a consacré “40 ans” de sa vie. En témoignent “encore aujourd’hui les multiples censures qui continuent de dépolitiser Le Radeau de La Méduse, comme l’ont fait les critiques d’art qui ont réduit son appréciation à des critères esthétiques”. Il regrette que le Louvre n’ait pas organisé d’exposition d’ampleur pour le 200e anniversaire du tableau en 2019.

Cannibalisme

Car pour ce passionné, l’immense toile (cinq mètres sur sept) est une “allégorie du cannibalisme politique napoléonien et de l’empire colonialiste-esclavagiste qui a dévoré sa jeunesse dans les guerres napoléoniennes et n’a pas d’avenir”. Elle s’inspire d’un fait-divers : le naufrage, au large de la Mauritanie, de la frégate Méduse en 1816, et du récit fait par deux des 15 survivants sur environ 150 marins, subordonnés et opposants politiques, qui se retrouvèrent abandonnés à la mer par leur commandant royaliste sur un radeau de fortune.

Après s’être entredéchirés et entredévorés pour survivre, ils ne durent leur salut qu’à un autre bateau, l’Argus. “Le passé, représenté par le père qui porte son fils mort, c’est Napoléon et l’empire. Il tourne le dos au présent, la grappe humaine en train de ressusciter au cœur du tableau, et au futur, un jeune métis, au sommet du radeau, héros qui agite des morceaux d’étoffe rouge et blanche pour alerter l’Argus et porte une culotte bleue, référence aux couleurs républicaines”, précise-t-il.

“C’est l’avenir qui va sauver ses camarades blancs alors que Napoléon a rétabli l’esclavage”, ajoute-t-il, une thèse soutenue par l’historien Jules Michelet et le critique d’art Charles Blanc. Le tableau n’a été acheté par l’État français qu’après la mort du peintre en 1824. En 2018, il figurait dans le clip de Beyoncé et Jay-Z, “Apeshit”, au Louvre. Ce clip célèbre la réussite d’un couple africain-américain aux États-Unis et défend une meilleure représentation des Noir·e·s dans l’histoire de l’art.