Le travail d’Audrey Couppé de Kermadec se situe aux intersections. Prochainement exposées dans le cadre du prix Utopi·e, ses œuvres chevauchent les disciplines (l’écriture, le dessin, la peinture, la performance et la photo), les champs d’études, les thématiques, les réflexions, les chromies et les inspirations, passant de son amour pour “tout ce qui est médiéval, gothique” au “punk” et à “la Guadeloupe et la Martinique”.
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Ces carrefours sont logiques puisqu’ils émanent des origines, de l’essence profondément instinctive du travail de l’artiste, qui se remémore une enfance “plutôt solitaire” où ses moyens de s’exprimer passaient par “l’écrit ou le dessin.”
Aujourd’hui encore, les deux domaines sont “indissociables” : “L’un amène l’autre, soit j’écris un texte qui m’inspire par la suite une peinture, un dessin, un collage ; soit c’est le contraire : j’ai une thématique en tête, je fais des croquis et, d’un coup, des mots me viennent. J’aime allier les deux, et même associer plusieurs media”, nous explique l’artiste au téléphone, faisant référence à ses publications sur les réseaux sociaux où se mêlent visuels, textes, vidéos et pistes sonores.
Audrey Couppé de Kermadec. (© Antoine Ott)
Si notre conversation téléphonique se tourne rapidement vers le sujet de l’enfance, c’est parce que c’est une thématique chère à Audrey Couppé de Kermadec. Ce n’est pas tant le passé qui l’intéresse, mais plutôt les ponts qu’il est possible de créer entre les époques, entre l’adulte et l’enfant : “J’ai beaucoup travaillé pour guérir mon enfant intérieur·e. Certaines de mes œuvres, si ce n’est toutes, sont des dialogues avec mon enfant intérieur·e, un·e enfant qui avait beaucoup de choses à dire mais qui était très renfermé·e, qui se minimisait pour être accepté·e.”
L’artiste se souvient de mécanismes de défense adoptés pour “s’adapter aux autres et ne pas être trop discriminé·e” : “J’habitais en Bourgogne, dans une toute petite ville près de Nevers. Il y avait très peu de personnes noires, très peu de personnes queers. Je me suis empêché·e d’être moi-même très longtemps et j’ai su qui j’étais très tard. Je pense que ça date du début de ma thérapie. J’essaie de montrer ça de façon très concrète dans mon art – en représentant mon enfant intérieur·e, mais aussi en m’exprimant de façon aussi libérée que possible, comme une sorte de revanche.”
Audrey Couppé de Kermadec, Cute aggression, 2022.
Faire de la vulnérabilité une force…
Cette libération passe par une acceptation de ses émotions, notamment de la vulnérabilité. L’artiste regrette le peu de place laissé à l’éloge de ce sentiment, comme si le mot était synonyme de faiblesse. “C’est quelque chose qui n’est pas valorisé dans notre société où l’endurance, la productivité, la persévérance sont valorisées”, détaille-t-iel.
C’est peut-être le fait que sa colère “ne s’exprime pas de façon volcanique, dans de grands éclats ou accès de violence” qui l’a poussé·e à considérer la vulnérabilité – et surtout son expression – comme un pouvoir : “Je n’arrive plus trop à savoir à quel moment j’ai eu le courage d’exprimer cette vulnérabilité, mais, en amour et en art, je n’ai aucun mal à l’exprimer, sans doute parce que les arts et les relations sont intimement liés. C’est comme si je disais : ‘Voilà mon journal intime, lisez-le.'”
Audrey Couppé de Kermadec, Les tétons à l’air et les dents sales, 2022.
… et du repos, un droit politique
Cela ne signifie pas que ses œuvres sont dénuées de revendications et de luttes. Au contraire même, elles s’expriment à travers “les couleurs, les textes”. Sans créer d’oppositions, elles sont remplies de contrastes, de paradoxes apparents qui se lissent et s’unissent.
Tandis que la vulnérabilité devient une force, le repos se mue en élan créateur sous les traits de pinceau d’Audrey Couppé de Kermadec. “J’ai pris conscience que le repos était nécessaire pour créer, mais aussi pour la santé mentale. En tant que personne queer et/ou noire, quand on a plusieurs oppressions qui s’abattent sur nous au quotidien, le repos est nécessaire et il est même politique, c’est un droit et un devoir de se reposer. C’est un privilège que tout le monde n’a pas.”
Audrey Couppé de Kermadec, Négligé fanm nwé ki queer sé on péché, repanti ! (Négliger les femmes noires et queer est un péché, repentissez-vous), 2022.
Notant que “les personnes queers et/ou noires, victimes d’oppressions, marginalisées, étaient souvent représentées dans la lutte ou dans l’action” sans que ne soit laissée une “place d’imaginaire où on est représenté·e·s juste en train d’exister, de prendre soin de soi-même, de s’aimer, de s’ennuyer, de se reposer”, Audrey Couppé de Kermadec représente un repos “nécessaire pour reprendre de l’impulsion”.
“C’est facile de faire un burn out militant, de voir sa santé mentale s’épuiser à raison”, ajoute l’artiste, qui fait des aléas de l’âme un sujet récurrent de son travail, et dont la santé mentale s’est détériorée “pendant le confinement”. “Je me suis retrouvé·e seul·e avec moi-même dans un ennui et une solitude totale, seul·e dans mon appartement, le boulot arrêté, coupé·e du monde extérieur. Le dessin a été une échappatoire, regarder par ma fenêtre aussi. J’avais fait un autoportrait où j’étais seul·e au milieu de mon salon, l’air abattu·e. Derrière, une silhouette sombre disait : ‘Tout ira bien, tout ira bien’.” Dans ce dessin salvateur, l’espoir survit grâce à “la création”.
Audrey Couppé de Kermadec, Distorted memories, tirée de la série Gwo dlo, 2021. Exposition “Ce qu’il nous reste” à la galerie Agent Troublant.
“Les personnes queers et noires sont souvent silenciées”
Audrey Couppé de Kermadec ne saurait vraiment dire “quand” ces nécessités d’expression ont commencé, mais parvient tout de même à dresser les contours du “pourquoi” : “Cela vient peut-être du fait que, pendant longtemps, je n’ai pas pu m’exprimer et aujourd’hui, je n’ai aucune honte de le faire, j’ai même besoin de le faire puisque les personnes queers et noires sont souvent silenciées. C’est important que les personnes qui peuvent s’exprimer, parce que tout le monde ne le peut pas, le fassent.”
Ce cercle vertueux de la représentation, du modèle, de la possibilité de se faire entendre, fait partie intégrante du travail de l’artiste : “C’est aussi en voyant d’autres personnes [s’emparer de leur récit] que je me suis dit ‘Et pourquoi pas moi ?’ […] Ça me fait du bien et ça peut inspirer les autres à faire de même.”
Audrey Couppé de Kermadec, Mwen enme’w (je t’aime), ôde à l’amour de soi, 2022.
Pour raconter les personnes qui lui ressemblent, Audrey Couppé de Kermadec représente des ami·e·s et réalise des autoportraits : “Parce que je me connais bien et j’aime bien le faire. C’est simple de se représenter et je pense qu’à un moment, j’en avais besoin. J’ai longtemps eu du mal à me représenter et à être moi-même donc c’est une revanche.”
Le fait qu’un·e artiste noir·e et queer dessine, peigne et photographie des personnes noires et queers est d’importance : “Ces corps noirs perçus comme féminins sont souvent sexualisés et je voulais les montrer soit habillés, soit nus, mais pas dans ces clichés-là.” L’artiste explique que la première nécessité, économique, de créer sur tablette numérique s’est désormais mue en volonté puisque le numérique lui permet une grande amplitude : “J’aime beaucoup l’esprit collage, je mêle des mots, des écrits au dessin et à la peinture.”
Dans le fond comme dans la forme, l’artiste découpe, recoupe, sonde sans jamais mettre de côté son instinct, proposant une œuvre plurielle, politique par essence : “Quand je crée, je n’ai pas pour vision que ce soit politique. Mais tout est politique, surtout quand on parle de représentation de corps noirs et queers.”
Audrey Couppé de Kermadec, série “Shredding season”, 2022.
Workshop-performance avec États de corps et We Are Safe Place, accompagnée en musique par Kelly Carpaye.
Vous pouvez retrouver le travail d’Audey Couppé de Kermadec sur son compte Instagram et sur son site. L’exposition des dix artistes du prix Utopi·e se tiendra du 24 au 28 mai 2023, aux Magasins généraux, à Pantin. Vous pouvez soutenir le prix Utopi·e sur Hello Asso.