Loin des Dheepan de Jacques Audiard, des Bac Nord de Cédric Jimenez et des Athena de Romain Gavras (qui fait polémique depuis sa sortie concernant sa représentation des quartiers populaires), les banlieues françaises se racontent autrement. Elles se racontaient autrefois à travers les œuvres de Jacques Tati, Éric Rohmer ou Jean-Luc Godard, lesquelles servaient seulement un décor, tissaient la toile de fond d’une subtile critique sociale et urbaniste.
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Les années ont passé, les barres HLM se sont dressées, et à mesure que le paysage urbain changeait d’horizon, les films sur les banlieues ont modifié leur curseur : il s’agissait désormais d’aborder ce qui se passait “là-bas”, ou plutôt ce qu’on pensait qu’il s’y passait, de parler de ses violents habitants et d’inventer ainsi un nouveau trope qui colle encore au genre : “le jeune de banlieue”.
La Haine, Mathieu Kassovitz. (© Studio Canal)
À force d’axer davantage les intrigues sur le “groupe-homogène-des-hommes-banlieusards” — ces voyous déshumanisés à la psychologie bancale ou simpliste —, à force de négliger l’individualité, et à force d’un manque de diversité parmi les cinéastes, les films sur les banlieues se sont radicalement éloignés de ce qu’ils dépeignaient initialement. Malheureusement, les films sur la banlieue qui bénéficient d’une large promotion sont en majeure partie réduits à d’invraisemblables blockbusters aux représentations répétitives, à des scènes d’action anxiogènes, et cristallisent les angoisses d’une extrême droite qui aime fantasmer sur un grand “ensauvagement”.
Malgré ce champ cinématographique dominant, des œuvres parviennent à tirer leur épingle du jeu, à rejeter le regard exotique, la violence gratuite, les histoires de deal, de gangs, d’émeutes, d’affrontements, d’extrémisme et d’échec, l’agressivité animale et l’autarcie des banlieusard·e·s.
Les Mercuriales, Virgil Vernier. (© Shellac)
Ces films rappellent que les banlieues sont plurielles, que si la violence existe bien, elle est avant tout sociale, intériorisée, en réaction à des arbitrages politiques, et que cette violence intime ne s’extériorise que dans une infime partie de ce qui se joue en zones périphériques.
N’oublions pas les banlieues, toutes les banlieues, celles des pavillons, des industries, des zones rurales, des quartiers dortoirs où le silence résonne. Nous avons donc dressé une liste de cinq fictions et documentaires sur les banlieues, pensés par des réalisateur·rice·s qui y sont né·e·s, y ont grandi ou les ont longuement fréquentées et qui posent un regard juste et différent.
Nous, 2020
Protagoniste de nos vies de banlieusard·e·s, le RER est rarement au cœur des films sur les banlieues. Pourtant, nos vies rythment son parcours, du matin au soir, dans une mélodie ponctuée de “moments de grâce”… et de grèves.
Alice Diop a réalisé Nous, un documentaire qui prend pour squelette une ligne de RER qui a marqué son enfance passée dans une cité d’Aulnay-sous-Bois : le B, du nord au sud, de Roissy à Drancy, de Gif-sur-Yvette au Bourget, pour finir en vallée de Chevreuse. À la manière de l’écrivain Pierre Michon, la cinéaste franco-sénégalaise raconte ici les “vies minuscules” des habitant·e·s de ces banlieues.
Nous, Alice Diop. (© New Story)
Une femme de ménage qui prend le RER tous les matins avant l’aube ; un mécanicien sans papiers et sans domicile fixe, venu du Mali il y a vingt ans ; une infirmière qui nous ouvre à une multitude de personnages endeuillés et séniors ; les déporté·e·s de Drancy durant la Seconde Guerre mondiale ; des jeunes prenant du bon temps sur un bout d’herbe, écoutant du Piaf en fumant la chicha sur fond de potins du quartier ; des partisan·e·s du Front National ; un chasseur ; ou un homme lettré…
“Chacun est la pièce d’un ensemble qui compose un tout. Un possible ‘nous'”, décrit le synopsis inspiré du livre de François Maspero, Les Passagers du Roissy-Express, qui raconte le périple d’un écrivain suivant la ligne B. La réalisatrice dédie son film à Maspero : “Son livre m’a aidée à voir et à aimer ce que j’avais sous les yeux.”
Dans son œuvre, Alice Diop croise ces “nous” avec sa propre histoire familiale : elle raconte non sans émotion la vie qu’a menée sa mère, morte alors qu’elle était encore jeune, qu’elle tente de retrouver dans des archives filmées, regrettant les infimes “traces” de son existence et les enregistrements de films américains qui ont bouffé ses souvenirs d’enfance sur cassettes.
Nous, Alice Diop. (© New Story)
“Désolée de sa présence fugace, silhouette au bord du cadre, déjà prête à disparaître”, dit-elle en passant des images du dernier Noël avec sa maman, en 1995. Vient ensuite son père, qu’elle montre dans l’appartement dans lequel elle a grandi, quelques années avant sa mort. Il contemple les “oiseaux de tous les pays” dans son parc préféré et lui raconte son exil en France. “J’avais l’impression d’ouvrir une tombe”, décrit la documentariste, mais ces images qui sont “bien plus vivantes qu’une tombe vide” lui ont donné envie de faire du cinéma.
C’est à un moment charnière de sa vie qu’Alice Diop a eu l’idée de faire ce film, un moment où elle quittait tous ces lieux qui l’avaient vue grandir, “socialement” et “physiquement”, pour faire ses études à Paris. Et c’est après les attentats de Charlie Hebdo et une couverture de Libération, “Nous sommes un peuple”, qu’elle a mûrement réfléchi à son projet et à ce “nous” censé unir une France fracturée.
Dans Nous, Alice Diop parvient à tirer un portrait pluriel des banlieusard·e·s du réel.
L’Île au trésor, 2018
L’été en banlieue, pour celles et ceux qui restent, ça ressemble souvent à ça : L’Île au trésor, de Guillaume Brac, qui a pointé sa caméra sur l’île de loisirs de Cergy-Pontoise. Ce documentaire doux et drôle se fait l’écrin des souvenirs d’enfance du réalisateur et de son frère, avec qui il passait ses étés à imaginer des histoires dans ce lieu “d’aventures, de drague, de transgression”, “de refuge” et “d’évasion” où leurs parents les emmenaient. On n’est pas peu ému·e·s quand on découvre, avant le générique de fin, la dédicace de Brac à son frère.
C’est en découvrant un film d’Éric Rohmer, L’Amie de mon amie, dont un des décors révèle l’île de loisirs de Cergy-Pontoise, que le cinéaste a voulu y retourner et faire un film autour de ce lieu, berceau de la mythologie de son enfance. Durant ses repérages, il noue des amitiés avec les employé·e·s, d’abord méfiant·e·s car tou·te·s craignaient un reportage à la Enquête exclusive. Il n’en était rien : Guillaume Brac recherchait des fragments estivaux, des moments légers qui en disent beaucoup.
© Les Films du Losange
Frappé, avec ses yeux d’adulte, par toutes ces identités qui se mélangeaient le temps d’une journée au soleil, Guillaume Brac décide de mener une réflexion autour des “cloisonnements sociaux”.
“J’ai grandi dans un milieu privilégié dans lequel j’aurais pu rester enfermé, coupé de tout un pan du monde. Je crois que, sans en avoir conscience, je me suis mis à faire des films pour essayer de gommer certaines frontières, chercher une forme de dénominateur commun entre les hommes.
Il vient dans ce lieu des gens très différents, qui tous n’ont pas eu, loin s’en faut, la même enfance, les mêmes chances. Mais tous sont réunis par une communauté d’émotions et de sentiments, ceux qu’éveille une journée d’été, une journée de vacances. Durant cette période de l’année, des rencontres entre des mondes différents deviennent possibles, qui ne l’étaient pas le reste de l’année”, raconte-t-il à Allociné.
© Les Films du Losange
Et L’Île au trésor est bel et bien un film sur la rencontre : qu’elle soit amoureuse, amicale ou banale. À travers le regard tendre de Guillaume Brac, cette base de loisirs se transforme alors en royaume de l’enfance, un royaume bâti avec autant de liberté que d’interdits. Elle sert aussi de théâtre aux recoins cachés où se jouent l’amour à l’ombre des arbres, la valse des barbecues et des fraudes à l’entrée, comme un reflet des “tumultes” de notre monde.
Gagarine, 2020
Une banlieue-cosmos. Dans Gagarine, Youri, un ado de 16 ans qui rêve de devenir astronaute, veut sauver sa cité. Cette cité d’Ivry-sur-Seine, menacée de destruction, porte le nom du premier homme à avoir été dans l’espace : le cosmonaute soviétique Youri Gagarine.
Le jeune Youri (campé par Alséni Bathily) va résister jusqu’au bout pour empêcher la démolition de son foyer. Déchiré à l’idée de voir tous ses voisin·e·s déplacé·e·s, il va camper dans son immeuble, au côté de Diana (jouée par Lyna Khoudri), en s’imaginant aux commandes d’un vaisseau spatial. La cité devient le berceau de ses illusions et de son imaginaire, personnage à part entière de ce conte cinématographique.
Dans ce film, Jérémy Trouilh et Fanny Liatard veulent “dire la beauté et la complexité de ces vies”, “des gens qui restent”, qui aiment leur cité, des résident·e·s que la gentrification repousse. Si le duo n’est pas né en banlieue, il travaillait depuis 2014 autour de cette cité du 94. Ce long-métrage découle donc d’un court-métrage qui dressait des portraits documentaires des résident·e·s.
Gagarine, Jérémy Trouilh et Fanny Liatard. (© Haut et Court)
Ces dernier·ère·s redoutaient les représentations racoleuses des reportages télé. Mais leur méfiance s’est peu à peu dissolue en confiance grâce à l’investissement des deux cinéastes dans une association locale, “Voisines sans frontières”. Des amitiés se sont nouées et des discussions ont pu commencer autour de cette immense bâtisse rouge de 370 logements, construite dans les années 1960.
Cette cité d’une ville communiste fut un symbole de modernité, en opposition aux bidonvilles qui encerclaient la ceinture de Paris, et fut inaugurée par Youri Gagarine lui-même en 1963. C’est en 2014 que sa démolition fut actée et après des années de résistance locale, les travaux ont commencé le 31 août 2019. Avant sa destruction, les deux rappeurs de PNL, qui y ont grandi, ont pu tourner leur clip “Deux Frères” et ont vu leurs visages affichés durant des mois sur la façade de leur cité.
Gagarine, Jérémy Trouilh et Fanny Liatard. (© Haut et Court)
Sortie en 2020, Gagarine fait dialoguer deux personnages qui entrent en osmose : Youri et sa barre d’immeuble. “Youri aime sa cité. Pour lui, ce n’est pas qu’une utopie du passé. C’est son présent, et c’est le terreau de son avenir. La quitter, c’est tout perdre : renoncer à sa famille et à son monde imaginaire”, explique la réalisatrice à Allociné. L’intention des deux cinéastes était de s’éloigner de la caricature qui colle aux films de banlieue.
“Politiquement, il y a urgence à porter un autre regard sur cette jeunesse très riche et très diverse que l’on représente souvent avec un avenir bouché et par des images négatives. Ces clichés font beaucoup de mal, il faut les déconstruire ! […] Ces jeunes qu’on n’envisage, en général, que sous un aspect statistique ou spectaculaire ont des rêves et un imaginaire immenses”, poursuit Jérémy Trouilh.
Le résultat est un film onirique, un récit initiatique autour de l’adolescence et ses idéaux, un hommage touchant à cette cité en briques rouges. “Gagarine forever.”
Swagger, 2016
“Les architectes, ceux qui vivent dans des grandes villes, ne savent pas ce que c’est que de vivre en banlieue.” Ainsi commence la bande-annonce du film Swagger, réalisé par Olivier Babinet. Cette phrase énoncée par la voix d’une enfant reflète l’intention même du film : “montrer autre chose”.
“Il y a beaucoup de gens qui vivent en banlieue qui n’en peuvent plus, car l’image leur colle à la peau. Alors que beaucoup de jeunes font des études, travaillent, veulent s’en sortir… Mais évidemment, on va vers le spectaculaire. Sauf qu’il y a toute une mosaïque, moins spectaculaire, qui compose la cité et la banlieue : les mamans qui pique-niquent, les joueurs indiens de criquet”, explique le réalisateur de ce documentaire sorti en 2016 à France Culture.
© Rezo Films
C’est grâce à une association de Seine-Saint-Denis que le cinéaste a eu accès aux jeunes qui figurent dans Swagger, notamment par le biais d’une professeure de français, Sarah Logereau. Cette rencontre a permis à Babinet d’organiser des ateliers sur le genre fantastique au sein de son collège.
Né à Strasbourg, Olivier Babinet a donc fréquenté au quotidien ces jeunes du 93, qui lui partageaient “leur trajet le matin puis des rêves et des cauchemars”. L’année d’après, il passait un jour par semaine dans ce même collège, grâce à une résidence d’artiste. De quoi tisser des liens forts avec les enfants, la vie scolaire et le corps enseignant.
Dans Swagger, Olivier Babinet brosse le portrait sensible de onze ados et enfants aux personnalités marquées et aux réflexions profondes, gagné·e·s par l’espoir ou le doute, tentant de nous faire voir le monde, leur monde, à travers leurs yeux.
© Rezo Films
Ces élèves qui grandissent dans les cités d’Aulnay-sous-Bois et de Sevran ont accepté de figurer dans son film sans connaître en amont son intention cinématographique et sont mis·es en scène dans des genres cinématographiques différents, de la science-fiction à la comédie musicale.
Au fil du film, ces jeunes s’ouvrent, parlent de leurs rêves, leur relation avec leur banlieue, leurs premières fois, leurs amours, leurs opinions sur les Parisien·ne·s et “les Français de souche” avec un humour empreint d’une certaine mélancolie. De quoi voir les banlieues comme elles sont.
Asphalte, 2015
Un astronaute tombe du ciel. Il atterrit sur l’immeuble d’une cité. Il est recueilli par madame Hamida, esseulée depuis l’incarcération de son fils. Dans un autre appartement, une actrice déchue rencontre un adolescent abandonné par sa mère, qui l’aidera à relancer sa carrière. Plus bas, un photographe endeuillé, en fauteuil roulant, s’éprend de la beauté d’une infirmière de nuit.
La chute et l’ascension. C’est ce que raconte le film choral de Samuel Benchetrit, né à Champigny-sur-Marne. Adaptée de deux nouvelles des Chroniques de l’asphalte, une autofiction écrite en 2005 par le cinéaste lui-même et inspirée de sa jeunesse passée en banlieue, cette œuvre filmique réunit Isabelle Huppert, Michael Pitt, Gustave Kervern, Tassadit Mandi et Valeria Bruni-Tedeschi.
© Paradis Films
Qu’ils se croisent ou pas, tous les personnages sont liés par un fil invisible, qui se tisse dans leur silence, dans leur solitude, mais aussi dans leur solidarité, une valeur chère au réalisateur qui se rappelle le soutien que s’apportaient les habitant·e·s d’un même bâtiment dans sa cité.
À la manière d’un conte initiatique, Asphalte déroule une irruption poétique, une rencontre salvatrice dans la vie de chaque personnage, bousculant les routines grises. Tout se joue dans les riens du quotidien, loin d’un imaginaire tapageur et néfaste, comme cette infirmière devenue muse ou cet astronaute goûtant pour la première fois un bon couscous.