La surabondance et la grande démocratisation de la prise d’images ont changé notre rapport à cette dernière. Une photo peut être prise aussi vite qu’elle peut être supprimée, finir affichée en 4 par 3 ou oubliée dans un stockage de téléphone trop rempli des années durant. Plus besoin de rester immobile de longues minutes devant une boîte noire sur trépied, une image peut être prise sur le vif, en plein mouvement, en plein élan vital. Si les progrès techniques ont permis une ouverture des possibles, ils ont aussi vu disparaître ou diminuer certaines pratiques originelles, à l’image de la photographie post mortem, pourtant habituelle au XIXe siècle.
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Aux débuts de la photographie, il était courant en Occident de photographier les mort·e·s dans leurs plus beaux atouts. À une période où l’espérance de vie était plus courte et où la mort faisait partie intégrante du quotidien (les veillées funèbres avaient lieu durant plusieurs jours au sein des foyers), l’invention d’une technique permettant de fixer pour toujours une image de la réalité avait mené à la propagation de la photographie post mortem. De nombreux parents, notamment, souhaitaient conserver des clichés de leurs enfants décédé·e·s prématurément.
A great send off, 2019. Le 6 mars 2019, Joan s’éteignit à l’âge de 86 ans dans sa chambre de la maison de retraite de New Brooks après avoir revu une dernière fois une grande partie de ses proches qui l’entouraient à ce moment-là. (© Odhràn Dunne)
Depuis le milieu du XXe siècle, la pratique s’était peu à peu estompée, ne laissant à la photographie post mortem que le paysage du trauma porn, des horreurs de la guerre aux violences policières – et montrant donc principalement des personnes racisées. Ces dernières années, nous avions cru à un retour des images post mortem sur les réseaux sociaux, aux États-Unis particulièrement.
Après tout, sont bien partagées sur nos écrans des séances de sport, des repas, des portraits de famille et des souvenirs de concert : si les réseaux sont un reflet de notre quotidien, la mort doit bien pouvoir s’y trouver une petite place – le sexe a bien trouvé la sienne. Il est intéressant de noter que le sexe, invisible dans la photo du XIXe, a fini par devenir plus acceptable que la mort. C’est sans doute la responsabilité du capitalisme, qui pousse davantage à la consommation à l’aide d’un string que d’un cercueil.
Signatures, 2011. (© Eric Dexheimer)
Interroger “ce qui demeure habituellement invisible”
C’est en partant de la considération que “le rapport que nous entretenons avec nos morts, le traitement que nous réservons aux dépouilles de nos défunts, décrivent notre société et notre manière de nous penser” que le Lavoir Numérique et la Maison de la Photographie Robert Doisneau se sont demandé “où sont nos morts ? Que devons-nous penser d’une société qui dissimule ses morts ?” Leur tour de piste de “la photographie post mortem aujourd’hui en Europe” tend à “offrir une visibilité à ce qui, aujourd’hui, ne se voit plus ou rarement”.
L’exposition collective met en lumière “les morts eux-mêmes et l’image de leurs dépouilles en Europe (en France en particulier)”. Y sont rassemblé·e·s “des autrices et auteurs contemporains qui illustrent notre rapport aux morts” : “En abordant les différentes étapes de ‘la vie des morts’ (trépas, gestion puis éloignement physique des corps trépassés), [l’exposition] interroge à chaque fois, ce qui est à portée de regard des vivants et ce qui demeure habituellement invisible, ce qui est permis de voir ou ce qui est interdit mais aussi ce qui est de l’ordre de la fracture ou de la réconciliation avec les morts.”
Catacombes de Paris, 16 juillet 2020. (© Bruno Réquillart)
“Et nos morts ? La photographie post mortem aujourd’hui en Europe” est visible jusqu’au 18 février 2024 à la Maison de la photographie Robert Doisneau.