Quitter la nuit, un thriller social qui saisit avec brio la complexité des affaires de violences sexuelles

Quitter la nuit, un thriller social qui saisit avec brio la complexité des affaires de violences sexuelles

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Par Alexis Roux

Publié le

En salle le 10 avril, le film épouse avec brio les effets de style du thriller autant que la subtilité d’un film social.

Le premier long-métrage de la cinéaste belge Delphine Girard débute sur des prémisses similaires à celles de The Guilty, ce thriller danois de Gustav Möller qui se déroule intégralement dans un centre d’appel d’urgence. En Belgique, Anna (incarnée par Veerle Baetens), une standardiste de la police, reçoit un inquiétant coup de téléphone : au bout du fil, Aly (Selma Alaoui) est en fâcheuse posture. Elle est passagère d’une voiture conduite par un homme qui vient de l’agresser. Pour Anna, le challenge est de taille : elle doit réussir à localiser la voiture grâce aux indications d’Aly, qui prétend téléphoner à sa sœur pour ne pas éveiller les soupçons.

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C’est déjà ce même pitch que Delphine Girard exploitait dans le court-métrage Une sœur en 2018, un film récompensé par le Magritte du Meilleur court-métrage et nommé aux Oscars dans la même catégorie. La cinéaste accouchait d’un thriller particulièrement efficace de dix-sept minutes haletantes, dont elle propose aujourd’hui le remake. Delphine Girard rappelle les mêmes comédien·ne·s pour reproduire son film précédent dans le prologue qui induit volontairement en erreur le public. La cinéaste ne cherche pas à styliser la réalité des violences sexistes et sexuelles mais bien à l’investir frontalement, dans toute sa complexité humaine et politique

Quitter la nuit porte en effet très bien son titre : passé le premier quart d’heure, terriblement anxiogène, Delphine Girard va s’intéresser à l’après de l’événement, une fois que ses personnages ont justement quitté cette nuit-là. Le film évolue drastiquement pour s’éloigner du cinéma de genre et dresser avec une grande sobriété une série de portraits à la fois antagonistes et complémentaires.

Un film choral

En premier lieu, il y a Aly, cette femme violée qui se retrouve contrainte de jouer les équilibristes entre son image de victime aux yeux de la police et son rôle de mère de plus en plus faillible, épuisée, malmenée et incomprise. Les scènes les plus tendues du film ne se situent d’ailleurs pas dans son ouverture très codifiée mais bien plus dans ces quelques scènes d’interrogatoire, en champ-contrechamp, où la parole évasive et confuse d’Aly se heurte sans cesse aux questions simplistes et autres sous-entendus malvenus des forces de l’ordre.

Dans cette petite salle froide et austère, Delphine Girard prend acte d’un premier problème aux conséquences déjà dévastatrices : le pragmatisme distancié de la police se heurte au ressenti viscéral d’Aly, à ses souvenirs fragmentés, ses affirmations floues et ses attitudes involontairement ambiguës. Hors de question, bien sûr, de mettre sa parole en doute (les flash-back réguliers sont d’ailleurs là pour attester de la véracité des faits). Il s’agit en revanche de questionner notre rapport aux victimes à notre manière, en tant que société, de recueillir leur parole. Quitter la nuit nous rappelle que ces histoires qui agitent le débat public sont aussi des trajectoires individuelles, et que les traumatismes se manifestent parfois en dehors de toute logique.

Aly est un personnage énigmatique, tout comme Anna, la standardiste. Cette dernière nous est présentée comme incapable de réintégrer sa petite bulle quotidienne, obsédée par le besoin de savoir ce qu’il est advenu de cette “sœur” dont elle a peut-être sauvé la vie. Pourquoi Anna s’arrête-t-elle sur ce fait divers là, au milieu de dizaines, voire de centaines, d’autres ? Pourquoi doit-elle absolument connaître le fin mot de cette histoire ? Le film ne tranchera jamais ces questions. Anna est à ce titre un personnage symbolique, sans passé, une spectatrice que le hasard a plongée, comme nous autres, dans une histoire qui ne lui appartient pas, ou peut-être, au contraire, lui appartient trop. C’est là que se situe la charge politique la plus évidente du film. Quand le système se révèle incapable de répondre comme il se doit à nos souffrances, seule compte la sororité, la reconnaissance mutuelle des femmes qui subissent les mêmes oppressions.

Enfin, il y a Dary, l’homme qui a agressé Aly. Delphine Girard fait le choix courageux d’opposer, par le montage, le parcours de Dary à celui de sa victime. Il s’agit d’un personnage dont la caractérisation échappe fort heureusement aux clichés les plus éculés. Dary n’est pas un monstre dénué de sentiments. Il n’est pas non plus ce méchant de thriller que l’ouverture semble mettre en scène. Il n’est qu’un homme parmi d’autres, le produit d’un système dont les codes archaïques ont fini par le pousser à la faute. Sans jamais chercher à atténuer la gravité de l’acte de Dary, la réalisatrice nous pousse une fois encore à penser le problème dans sa globalité, en juxtaposant la reconstruction d’une femme et la prise de conscience progressive d’un homme.

Niveau mise en scène, le film n’est pas en reste, il contourne avec brio les attendus du film social. Delphine Girard témoigne d’une réelle assurance, se montrant capable d’épouser avec brio les effets de style du thriller autant que la subtilité d’un film social, sans par ailleurs jamais tomber dans la complaisance ou l’apitoiement. Loin de tout manichéisme, le film nous invite plutôt à accepter la complexité parfois vertigineuse des humanités qu’il met en scène.