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“Le sport féminin est trop peu représenté dans les médias”,  entretien avec Ysaora Thibus

“Le sport féminin est trop peu représenté dans les médias”, entretien avec Ysaora Thibus

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© Essentielle/Instagram

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Par Julie Morvan

Publié le

La championne d’escrime est à l’origine de "Essentielle", un média par les femmes et pour les femmes.

Troisième fleurettiste mondiale, championne de France d’escrime 8 fois et médaillée 7 fois aux Championnats du monde d’escrime et tout récemment médaillée d’argent par équipes aux JO de Tokyo, Ysaora Thibus vise juste aussi bien par le fleuret que par les mots. Sa plateforme Essentielle en est le reflet : projet aussi indispensable que son nom l’indique, elle donne la voix aux athlètes féminines trop peu représentées dans l’espace médiatique traditionnel.

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Nous l’avons contactée à deux semaines des Jeux olympiques de Tokyo pour revenir sur sa carrière d’escrimeuse, mais aussi en savoir plus sur son média, fondé il y a plus d’un an.

Konbini Sports | Salut Ysaora, peux-tu nous raconter l’origine de ta passion pour l’escrime ?

Ysaora Thibus | Au départ, je faisais de la danse classique, j’ai commencé à 4 ans. J’ai découvert l’escrime par hasard à 7 ans, alors qu’on allait à une salle d’escrime pour y inscrire mon petit frère. Je ne connaissais pas du tout ce sport, c’était très intrigant de voir des gens habillés en blanc comme ça, avec des masques et des armes… C’est différent de la danse, car la chorégraphie n’est pas écrite à l’avance, elle se fait au fur et à mesure, dans l’instant présent. Tu as quelqu’un en face de toi, que tu dois toucher sans te laisser toucher. Alors j’ai essayé et ça m’a tout de suite plu. 

C’est vite devenu addictif. Depuis que je suis toute jeune, je suis stimulée par l’envie de gagner, de me dépasser. J’avais vraiment cette excitation de la compétition. J’ai intégré un club qui est devenu comme ma deuxième famille, je me suis fait plein d’amis et on a voyagé très tôt en délégation à Cuba, Porto Rico, au Venezuela… Ensuite on est partis en Métropole et j’ai remporté mes premiers championnats de France. Là, j’ai commencé à avoir confiance en moi, je me suis dit “C’est possible, je sors de mon île [la Guadeloupe, ndlr] et je vais en Métropole”. Et à partir de ce moment-là, j’ai remporté les championnats nationaux chaque année.

Aujourd’hui, qu’est-ce que l’escrime t’apporte au quotidien ?

L’escrime me permet de m’exprimer, il y a une partie de moi qui se manifeste à travers l’escrimeuse, qui veut travailler, se remettre en question, se dépasser. C’est un domaine difficile bien sûr, très exigeant, qui requiert beaucoup d’investissement, de sérieux, de rigueur… Quand j’ai quitté la Guadeloupe à mes 17 ans, je n’ai vu ma famille qu’une ou deux fois par an, pareil pour mes amis. J’ai beaucoup demandé à mon corps aussi, et puis mentalement, on passe par des phases de doute, parfois ça ne marche pas… Il faut être patient et garder le cap, se dire qu’on est sur la bonne voie.

C’est aussi ça, l’essence du sport : on apprend beaucoup, c’est une école de la vie. On réalise qui on est, ce qu’on est capable de faire… On s’impressionne aussi parfois, on se retrouve face à des situations que l’on ne rencontrera que dans le cadre de cette discipline. C’est une véritable quête personnelle.

Et puis l’escrime est un sport vraiment complet : physique, parce que tu transpires, tactique, parce que tu dois constamment réfléchir, et technique, parce qu’il faut de la précision. Ça réunit beaucoup de choses.

Il y a des moments dans ta carrière qui t’ont particulièrement marquée ?

Les Jeux olympiques de Rio, mes deuxièmes Jeux, ont été particulièrement durs pour moi. Je suis arrivée cinquième mondiale, j’étais déçue et je ne comprenais pas ce que je pouvais améliorer. Alors j’ai pris du recul sur l’escrime, je suis partie à Los Angeles et j’ai remis en avant mes besoins de femme, d’être humain, que j’avais laissés de côté au profit du sport.

Quand je suis retournée à l’escrime, j’ai voulu retrouver l’envie, la passion avant la compétition, alors je me suis entraînée avec des enfants. Ça m’a permis de retrouver le plaisir d’origine, de revoir la discipline comme un jeu. Et j’ai eu les meilleurs résultats de ma carrière après ça.

Je pense qu’on apprend plus des défaites que des victoires, et ça a payé ensuite. Mes plus belles réussites, c’était les championnats du monde, et avant le confinement, le dernier Grand Prix à Turin en 2020. Je suis souvent insatisfaite de ce que je fais, mais là, j’ai senti que j’avais passé un cap : j’ai fait exactement ce que je voulais faire, j’avais le contrôle. Je n’avais plus de doute et ça m’a rendue encore plus forte.

Tu peux nous présenter ton média Essentielle ?

C’est une plateforme où on présente des athlètes féminines de haut niveau. Elles y racontent leur carrière sportive, leur expérience de vie en tant que femme et sportive, et y évoquent beaucoup de sujets sociaux. Le but, c’est de trouver des sujets qui touchent le sport féminin, rarement discutés dans les médias traditionnels : la maternité, la grossesse, les cycles menstruels, les blessures, les sponsors, l’aspect financier de la carrière…

Comment est né ce projet ?

Ça a commencé pendant le confinement, car j’ai toujours été engagée sur ces sujets d’égalité. Comme j’avais du temps, j’ai commencé à faire des lives avec des amies athlètes de haut niveau comme la championne de boxe Estelle Mossely. Elle était enceinte de son deuxième enfant donc on a parlé de la façon de gérer la grossesse et la carrière sportive.

Avec Sandrine Gruda on a évoqué les pistes pour revenir mentalement dans la compétition après une blessure ; avec Johanne Defay, on a parlé de la place qu’a le corps face à la performance sportive, et comment les sponsors favorisent parfois le physique au palmarès… Et puis je me suis demandé pourquoi s’arrêter à la France ? Donc j’ai interrogé de plus en plus d’invitées à l’international aussi.

Et aujourd’hui, quel est le but d’Essentielle ?

L’objectif d’Essentielle, c’est de mettre en avant le parcours d’athlètes exceptionnelles, trop peu mises en avant et qui le méritent pourtant. En permettant à toutes les femmes de s’exprimer sur tout ce qu’elles veulent, quel que soit leur parcours sportif, on fait découvrir des facettes du sport féminin qui sont loin d’être discutées actuellement.

Parce que oui, les femmes font du sport aujourd’hui ! On vient à en douter quand on lit certains médias… Seulement 4 % des médias dédient un espace au sport féminin alors que l’on vise la parité pour les Jeux olympiques de 2024. Il faut lutter activement pour l’égalité, ouvrir le débat, faire évoluer les choses et mettre en place des outils pour que les femmes puissent performer et s’épanouir dans ce qu’elles veulent entreprendre.

Qu’est-ce que tu dirais à une athlète qui voudrait se lancer dans le sport de haut niveau ?

Ne pas prendre “non” pour une réponse. Si tu crois en ce que tu veux faire, tu peux y arriver. Quand j’ai décidé de partir de l’INSEP, on m’a dit que je n’y arriverais pas, que je ne pouvais pas faire ça… Et au contraire, ça m’a boostée et motivée à prouver que je pouvais y arriver. Donc si tu y crois, il y a toujours un moyen d’y arriver. Il ne faut jamais rien lâcher… et prendre du plaisir.

Ne rien lâcher et prendre du plaisir : une devise qu’Ysaora a suivie jusqu’aux Jeux olympiques de Tokyo. Arrivée en finale face aux Russes, l’équipe de France féminine d’escrime a remporté l’argent jeudi 29 juillet. Une première pour les fleurettistes depuis 1984, date à laquelle elles avaient remporté leur dernière médaille (en bronze).